Usages et pratiques : quelles différences ? (4/7) archéologie des pensées de l’action et de la pratique

Activ­ité, action, pra­tique, prax­is, agen­tiv­ité ; agent, acteur, prati­cien; l’a­gir etc. cha­cun de ces ter­mes s’in­scrit dans des champs séman­tiques, par­fois très proches (agen­tiv­ité-agent; action-agent; action-pra­tique), mal­gré les nuances don­nées par les uns et les autres à une notion (l’a­gen­tiv­ité, comme l’ac­tion, est bien la capac­ité à agir sur quelque chose en vue de quelque chose), pour se dis­tinguer dis­ci­plinaire­ment ou pour mar­quer une dis­tance bien­v­enue avec une vision trop extrême. Mais les querelles s’ou­blient, et avec elles les raf­fine­ments don­nés aupar­a­vant à une notion, sans doute à cause d’un manque d’in­sti­tu­tion­nal­i­sa­tion (col­lo­ques mar­quants, syn­thès­es impor­tantes, etc.), c’est-à-dire de fix­a­tion. C’est peut-être ce qui explique que “l’ac­teur” de la soci­olo­gie clas­sique (pris dans des struc­tures sociales), opposé à un moment à “l’a­gent” (plus autonome), ait finit par recou­vrir, dans cer­taines théories, exacte­ment la même dimen­sion que “l’a­gent”, si bien que nous les util­isons à peu près de manière syn­onymique selon les incli­naisons ter­mi­nologiques de nos dis­ci­plines.

Com­ment sor­tir de ce maquis notion­nel, sinon en pra­ti­quant une archéolo­gie, qui per­met de ren­dre sail­lante les tra­jec­toires théoriques ? Avec cet objec­tif : puis­er aux sources de ces dif­férentes théories, reéla­bor­er ce qui a été extrait à par­tir de nos pro­pres per­spec­tives (pour éviter l’empilement), en s’as­sur­ant cepen­dant qu’il n’y a pas d’in­com­pat­i­bil­ité.

Je passerai ain­si en revue dif­férentes philosophies/théories/pensées de l’ac­tion et j’es­say­erai de mon­tr­er com­ment leurs ques­tions ont été déplacées vers d’autres domaines (l’énon­ci­a­tion, par exem­ple) ou dans d’autres pays (d’où l’a­gency, ren­voyée ensuite en France), au point que nous avons hérité d’une con­stel­la­tion de ter­mes (acteur, agency, agence, agent, pra­tique, prac­ti­cien, etc.) dont nous ne savons plus très bien à quoi ils ren­voient. Sans cette explo­ration, nous sommes en effet con­damnés à choisir des mots (l’ac­tion, l’ac­tiv­ité, l’a­gen­tiv­ité, la pra­tique, l’a­gent, l’ac­teur, etc.) en espérant qu’ils tombent “juste”, jusqu’au moment où un spé­cial­iste vien­dra nous reprocher une util­i­sa­tion abu­sive.

Tra­di­tion­nelle­ment, ce sont les philoso­phies de l’ac­tion qui ont eu en charge l’analyse de ce que font les hommes en société, comme l’a bien observé Bern­stein (voir par­tie I). Or, ces philoso­phies ont très tôt artic­ulées (et artic­u­lent encore, de manière actu­al­isée) l’ac­tion à un ensem­ble d’élé­ments directe­ment liés à elle (l’éthique, la respon­s­abil­ité, etc.) mais qui nous sem­blent aujour­d’hui bien éloignés de nos préoc­cu­pa­tions (analyser des pra­tiques numériques), si nous ne pra­tiquons pas la philoso­phie ou la théolo­gie.

Elles se posent néan­moins dès lors que nous pen­sons à par­tir de nos per­spec­tives et de nos domaines d’é­tude. Par exem­ple, la théorie de l’énon­ci­a­tion (Ker­brat-Orec­chioni, 2009) cherche les mar­ques styl­is­tiques qui per­me­t­tent de dis­tinguer dans un dis­cours ou d’autres pro­duc­tions (graphique, visuelle, etc.) la présence de son auteur, c’est-à-dire le degré de respon­s­abil­ité engagée dans un proces­sus. Dis­tinguer les énon­ci­a­tions, c’est dégager des auteurs, donc des respon­s­abil­ités, soit la part qui revient à cha­cun et que cha­cun doit assumer (ain­si le texte et le para­texte d’un livre sont-ils tra­vail­lés par l’au­teur, mais aus­si l’édi­teur, le typographe, le maque­t­tiste, etc.).

En philoso­phie et en méta­physique, ces ques­tions se posent de manière dif­férente (ou plutôt : à un autre niveau). Ce n’est pas un livre ou un objet par­ti­c­uli­er qui est visé mais la struc­ture même du monde (Tiercelin, 2011). Là encore, les prob­lèmes sont très proches : en bib­li­o­gie, le livre fait par exem­ple l’ob­jet d’une métic­uleuse analyse matérielle et dis­cur­sive, dont la recherche est en par­tie ori­en­tée vers la dis­tinc­tion des mains qui ont présidé à sa for­ma­tion (reli­ure, typogra­phie, etc.). On se demande, dans une per­spec­tive aris­totéli­ci­enne et matéri­al­iste, quelles sont les caus­es (matérielles, formelles, effi­cientes, finales; voir plus bas) qui ren­dent pos­si­ble la chose-livre.

La formation d’un questionnement praxéologique

Puissance d’agir, acte et éthique

Les ter­mes du débat peu­vent être posés à par­tir de cou­ples aris­totéli­ciens : acte et puis­sance, agir et pâtir, prax­is et poiesis, act­if et pas­sif, actuel et virtuel, matière et forme, energeia et kinê­sis, prax­is et theo­ria. Il s’ag­it, pour Aris­tote, d’i­den­ti­fi­er les manières par lesquelles les êtres peu­vent se dire, c’est-à-dire de com­pren­dre leur généra­tion (Rim­boux, 2013). Ain­si la puis­sance active (par exem­ple : la capac­ité d’un sculp­teur à pro­duire une stat­ue) est-elle d’abord dis­tin­guée de la puis­sance pas­sive (capac­ité du bloc de mar­bre à devenir une stat­ue). Un être (le bloc de mar­bre) passe donc de la puis­sance à l’acte à par­tir de la déter­mi­na­tion, c’est-à-dire de la forme (une sculp­ture de cheval). Mais avant ce pas­sage, avant l’acte du sculp­teur, le bloc de mar­bre n’est qu’un tas de vir­tu­al­ités (le bloc peut devenir une sculp­ture de cheval, mais égale­ment une sculp­ture de chien, etc.) : une seule de ces vir­tu­al­ités devien­dra actuelle, une seule devien­dra un acte (Her­sch, 1993).

Les 4 causes d’Aristote

De ce con­stat, Aris­tote dis­tingue qua­tre caus­es, qui sont autant de con­di­tions de réal­ité de chaque chose (Her­sch, 1993) :

  • une cause matérielle (la réal­ité de la stat­ue est matérielle : c’est du mar­bre),
  • une cause formelle (le mar­bre a été trans­for­mé en stat­ue),
  • une cause effi­ciente (par son action, le sculp­teur fait entr­er la matière — le mar­bre — dans une forme — la stat­ue ; il l’ac­tu­alise, réduit ses poten­tial­ités, ses vir­tu­al­ités, ses devenirs à une seule/un seul),
  • une cause finale (toutes ces opéra­tions sont ten­dues vers une fin, vers un but).

L’Acte Pur

Mais com­ment expli­quer la struc­ture du monde, sa nais­sance, si l’on recourt à ce type de raison­nement ? En effet, on risque de remon­ter à un acte tou­jours antérieur (les ciseaux du sculp­teur découpent la forme, mais c’est la main qui les ani­me, mais c’est le sculp­teur qui ani­me la main, mais, etc.). Il faut bien un principe pre­mier à tout cela, un acte qui échappe à tout proces­sus, à tout temps et à toute cause antérieure. Cet acte, qui résulte des apor­ies ontologiques, sera appelé “Acte Pur” (ou “Dieu”; voir Ilde­fonse, 2013) : il n’est pas en puis­sance, il n’est pas dans l’at­tente d’une déter­mi­na­tion, d’une forme ; il est en lui-même et sans rien d’autre. Tous les êtres découlent de cet Acte Pur et par­ticipent d’une dynamique per­ma­nente de trans­for­ma­tions où se mêlent la puis­sance et l’acte.

Praxis-poêsis, praxis-eupraxis

Or, ces trans­for­ma­tions sont liées à la “prax­is” (ou “action”, dans la tra­duc­tion française; voir Crubel­li­er, Pel­le­grin, 2002, p. 153) et à l’éthique. Aris­tote dis­tingue en effet (Ogien, 2004), en plus des activ­ités qui mod­i­fient les états des choses (prax­is-poê­sis) et les activ­ités seule­ment con­tem­pla­tives (theo­ria), un agir instru­men­tal (poiê­sis : tourné vers la fab­ri­ca­tion d’un objet par exem­ple; voir Althuss­er, 2014) et un agir qui n’a d’autre fin que son exer­ci­ce (prax­is; ain­si d’un médecin qui se soign­erait lui-même ou d’un sage qui chercherait à se trans­former; idem). La prax­is est une “action dont la fin est interne, pro­pre” (Rim­boux, 2013) et dont la final­ité est l’e­uprax­is, soit l’ac­tion “heureuse et bonne”. Autrement dit : la prax­is a une dimen­sion éthique puisque “[t]out art et toute inves­ti­ga­tion, et pareille­ment toute “action” (prax­is) et tout choix ten­dent vers quelque bien.” (Aris­tote, Ethique à Nico­maque, I, 1, 1094a1-1094a, tra­duc­tion J. Tri­cot). Si Dieu (l’Acte Pur) n’est pas con­cerné par la prax­is, mais seule­ment par la theo­ria (con­tem­pla­tion), les hommes, eux, oscil­lent entre la con­tem­pla­tion et l’ac­tion, qui les fait (se) trans­former sans cesse en vue d’une final­ité (l’ac­tion heureuse et bonne). Pour autant, ils procè­dent bien d’une cause pre­mière, d’un pre­mier mou­ve­ment, d’un acte sans puis­sance, sans déter­mi­na­tion bref, d’un Acte Pur.

Déterminisme et responsabilité humaine : à qui appartient la puissance d’agir ?

Le chris­tian­isme avec Saint Thomas d’Aquin se ral­lia à ce raison­nement (Rim­boux, 2013) en esti­mant que “chaque mou­ve­ment, qu’il soit le fait de la volon­té ou de la nature, procède de Dieu en tant que Pre­mier Moteur” (Thomas d’Aquin). Dans cette per­spec­tive, la puis­sance d’a­gir n’ap­par­tient qu’à Dieu. Ain­si pour Male­branche, nous ne sommes pas des acteurs et “nous don­nons seule­ment à la véri­ta­ble puis­sance l’oc­ca­sion de pro­duire des effets” (Descombes, 1995, p. 113).

Com­ment alors expli­quer l’ex­is­tence du mal ? La philoso­phie théologique s’ingé­nia très tôt à éla­bor­er des strat­a­gèmes afin d’ar­tic­uler la prov­i­dence divine avec la respon­s­abil­ité humaine (Chisholm, 2007 [1964]). Male­branche esti­mait par exem­ple que nous sommes à la fois impuis­sants (puisque Dieu est la véri­ta­ble cause) et respon­s­ables car nous sommes libres de vouloir (Descombes, 1995), c’est-à-dire de choisir une voie plutôt qu’une autre.

Laïcisation de l’ontologie et causation de l’action humaine

Quand est-ce que toutes ces ques­tions furent laï­cisées en occi­dent ? Selon Char­rak (2013), ce déplace­ment aurait été amor­cé à la Renais­sance et se serait effec­tué essen­tielle­ment à par­tir des Lumières.

L’agency au 17ème s dans la pensée anglaise et la causation de l’action humaine

Les ques­tions méta­physiques de la cau­sa­tion du monde sem­ble en effet se déplac­er vers le monde sen­si­ble à cette époque. Le terme d“agency” (voir Bal­ibar et Laugi­er, 2004, pour une archéolo­gie du terme), qui aura une immense for­tune en France (l’a­gence, l’a­gent, etc.), traduit bien ce pas­sage au 18ème s : d’abord util­isé dans son sens aris­totéli­cien (cause agis­sante, effec­tive de l’ac­tion) et théologique (Dieu peut être source de l’a­gency même si l’a­gent est l’au­teur de l’ac­tion; voir Bal­ibar et Laugi­er, 2004), il est com­pris dans une per­spec­tive anthro­pologique par Hume et l’empirisme bri­tan­nique (Bal­ibar et Laugi­er, 2004). Dès lors, la ques­tion est plutôt de com­pren­dre ce qui con­duit à l’ac­tion chez les êtres humains. La réponse de Hume — cog­ni­tiviste et causale : l’ac­tion est dans le pas­sage d’un état men­tal à un mou­ve­ment — nour­ri­ra durable­ment la pen­sée occi­den­tale.

Les raisons pratiques

La ques­tion lais­sée en héritage par Aris­tote (Can­to-Sper­ber, Ogien, 2004) sur les moti­va­tions à agir et sur les fins de l’ac­tion con­duisirent Kant à pro­pos­er deux sortes de rai­son pra­tique (déci­sion, choix, com­porte­ment en vue d’une action; voir Her­sch, 1993) : une forme empirique ou rai­son instru­men­tale (ce serait la prax­is-poê­sis chez Aris­tote), qui vise des fins à par­tir de désirs ; une forme pure (prax­is-euprax­is chez Aris­tote), qui prend la forme d’un impératif moral absolu indépen­dant d’un quel­conque désir (Can­to-Sper­ber, Ogien, 2004).

Pour Kant, l’ob­jec­tif est en fait assez “sim­ple” : il s’ag­it de dégager une loi morale uni­verselle qui ne dépendrait donc pas de telle ou telle con­sid­éra­tion, de telle ou telle motivation1À laque­lle se réfère aujour­d’hui sou­vent le poli­tique — nous n’al­lons ain­si pas au Mali parce que nous avons des intérêts mais parce que une loi morale — l’hu­man­ité, la jus­tice, la lib­erté, etc. — nous le com­mande.. “On arrive ain­si facile­ment à l’idée qu’il y aurait deux types de raison­nement pra­tique : le raison­nement instru­men­tal qui est de nature fon­da­men­tale­ment téléologique (visant une fin) et le raison­nement que l’on pour­rait appel­er légal­iste ou nor­matif qui déduit ce que l’on doit faire à par­tir d’une norme générale.” (Gnas­sounou, p. 158)

La dissociation pratique/pragmatique et la naissance de la science moderne  

C’est bien à cette époque que la rai­son pra­tique (pure) se dis­tingue de la rai­son prag­ma­tique (instru­men­tale, tech­nique) à par­tir de la dis­tinc­tion de Kant entre rai­son pure et rai­son empirique, soit l’ensem­ble des “artic­u­la­tions instru­men­tales que nous pou­vons met­tre en place entre les fins et les moyens que nous envis­ageons pour y par­venir ” (Isabelle-Pari­ente, 2014).

La sci­ence mod­erne émerge en effet et avec elle une nou­velle con­cep­tion de la théorie : la “theo­ria” antique (ou vie con­tem­pla­tive) est pro­gres­sive­ment artic­ulée à la pra­tique instru­men­tale, alors que se con­stituent les pre­miers lab­o­ra­toires et qu’un ensem­ble d’in­stru­ments (micro­scopes, téle­scopes, etc.) sont mis au moins. Ain­si, “la pra­tique fait par­tie inté­grante, non de la théorie, mais de son pro­grès et agit autant sur elle qu’elle la sert (Weil, 2014).

La prag­ma­tique s’at­tache dès lors avec Kant aux fins puis aux moyens mis en oeu­vre pour les attein­dre (rai­son pra­tique instru­men­tale) tan­dis que la pra­tique pure devient l’ob­jet de la philoso­phie de l’ac­tion2La par­tie qui suit doit beau­coup à un dia­logue ami­cal engagé par mail avec Isabelle Pari­ente-But­ter­lin.

La philosophie moderne de l’action

La ques­tion prin­ci­pale de la philoso­phie de l’ac­tion est de mon­tr­er que nous sommes des sujets et non pas seule­ment des choses ou des objets. Elle pour­rait être posée de la manière suiv­ante : à quel titre peut-on revendi­quer la qual­ité d’au­teur d’une action ? (Descombes, 1995)

Volitionisme et intentionnalité

Les répons­es apportées à cette ques­tion vari­ent selon les “causalites forts, [les] causal­istes faibles et [les] anti­causal­istes.” (Ogien, 2004) Ain­si pour les pre­miers, l’ac­tion s’ex­pli­querait par une rela­tion entre des événe­ments men­taux et des événe­ments physiques (par exem­ple : je veux attrap­er cette bouteille donc je lève le bras) ; elle s’in­scrit donc dans une chaîne causale qui rend compte de désirs, de délibéra­tions, de choix et d’exé­cu­tions à par­tir desquels l’au­teur d’une action pour­rait être iden­ti­fié. Dans cette per­spec­tive , imput­er quelqu’un d’une action, c’est lui attribuer l’ensem­ble des étapes de sa réal­i­sa­tion (Ogien, 2004) qui reposent sur des actes de volon­té. Or, c’est par­fois impos­si­ble (X veut tuer Y mais il rate sa cible et ce sont des san­gliers affolés qui le tuent — Ogien, 2004). De plus, à procéder ain­si, on risque de régress­er à l’in­fi­ni (Ryle, 1949) vers l’i­den­ti­fi­ca­tion par­fois illu­soire des actes dont la volon­té résul­terait (tel agent veut-il vrai­ment ? Que veut dire vouloir ? etc.).

Les“actes de volon­té” furent ain­si rem­placés au cours du XXème s par les “raisons d’a­gir” par des auteurs comme Anscombe, David­son ou Descombes. C’est qu’elles rendraient plus com­préhen­si­bles nos actions. “Si tra­vers­er la rue est une action inten­tion­nelle de ma part, c’est parce que je le fais pour cette rai­son que je désire entr­er dans la librairie, et non pas tant parce que je voudrais tra­vers­er la rue.” (Gnas­sounou, p. 20)

L’in­térêt des thès­es inten­tion­nal­istes rési­dent égale­ment dans leur refus de décom­pos­er l’ac­tion en élé­ments men­taux et physiques, la com­prenant dans toute sa com­plex­ité ontologique. Par exem­ple, l’in­ten­tion de par­tir à 16h, même si elle est reportée, est une action que je me pro­po­sais bien d’ac­com­plir à par­tir d’une série d’opéra­tions. Il n’y a donc pas besoin que l’in­ten­tion soit exé­cutée pour con­naître la nature d’une action : à telle action cor­re­spond telle inten­tion et telles opéra­tions. “Si A a une rai­son dans les cir­con­stances C, tout agent dans C doit avoir les mêmes raisons” (Nagel, 1974). Dès lors, “il sem­ble bien qu’en décrivant mon inten­tion, je décrive l’ac­tion elle-même, présente ou future.” (idem, p. 22). Plus pré­cisé­ment, les élé­ments men­taux et physiques sont com­pris dans une “struc­ture inten­tion­nelle” (Descombes, 1995) et sont descriptibles “selon le sché­ma logique d’une inférence des moyens à par­tir de la posi­tion d’un but à attein­dre” (idem).

Description formelle, individuation des actions et disparition de l’agent

Inspirés par Wittgen­stein, les ten­ants de l’in­ten­tion­nal­ité ont ain­si fait de la descrip­tion formelle des actions leur prin­ci­pal out­il d’analyse, sans pour autant les réduire à leurs man­i­fes­ta­tions descrip­tives (elles exis­tent ain­si en dehors de leur cadre descrip­tif). La méth­ode employée con­siste à analyser “des phras­es nar­ra­tives rap­por­tant une action ou des phras­es descrip­tives attribuant une volon­té à quelqu’un” (Descombes, 1995, p. 142–143) avec pour ambi­tion d’i­den­ti­fi­er les critères d’in­di­vid­u­a­tion des actions. Par exem­ple, lorsque Bru­tus poignarde César pour le tuer, est-ce la même action ? Comme on est en présence de deux pro­priétés (poignarder et tuer), Gold­man (1970) iden­ti­fie deux actions bien dif­férentes (on retrou­ve de tels argu­ments chez Thom­son et Mack­ie; voir Gnas­sounou, p. 27). Elles entre­ti­en­nent cepen­dant une rela­tion appelée “généra­tion causale” iden­ti­fi­able grâce au géron­dif (on peut en effet dire que Bru­tus a tué César en le poignar­dant).

Mais l’in­di­vid­u­a­tion des actions pous­sa David­son à les con­sid­ér­er comme des entités par­ti­c­ulières (au même titre que n’im­porte quelle chose du monde : la main, le cheveu, la blancheur, etc.) et à inscrire l’a­gent dans une chaîne causale d’événe­ments sans réelle prise sur eux (Gnas­sounou, p. 43 et p. 91) à tel point que l’ac­tion a pu être réduite à des car­ac­téri­sa­tions logi­co-lin­guis­tiques (Ogien, 2004). De même, chez Austin, l’a­gent s’ef­face à par­tir de l’ex­pres­sion de ses ratages et de ses échecs : en s’ex­cu­sant, une per­son­ne se décharge en effet de ses actions, annonce qu’elle n’en est pas le maître ni l’au­teur (Bal­libard, Laugi­er, 2004).

L’agent, le rayon d’action et la création

Or, Descombes a mon­tré qu’ ”une analyse de l’ac­tion ne peut pas se pass­er de la notion d’a­gent.” (idem, p. 43). Cette réin­tro­duc­tion s’est néan­moins faite au prof­it d’un déplace­ment : un agent ne se recon­naît ain­si plus à sa capac­ité à pro­duire en lui un mou­ve­ment de l’événe­ment men­tal à l’événe­ment physique mais au change­ment qu’il pro­duit dans le monde et qui se mesure notam­ment à par­tir des inter­ac­tions sociales : “[n]on seule­ment, j’agis, mais pour par­venir à mes fins, il m’ar­rive de me sub­or­don­ner d’autres agents. Non seule­ment, je fais, mais, comme agent prin­ci­pal, je fais faire cer­taines choses à d’autres, mes agents aux­il­i­aires (je fais livr­er par le fleuriste des fleurs à ma dul­cinée)” (idem) L’a­gent est doté d’un “ray­on d’ac­tion” (idem) qui rend compte de son empreinte dans le cours des événe­ments.

C’est peut-être à cela que se mesure ses effets. À la suite de Wittgen­stein, on sait en effet qu’une action implique une règle que tout agent suit dans son exé­cu­tion. L’analyse de l’ac­tion se lim­it­erait alors à la décou­verte de cette règle, iden­tique pour tous les agents. Mais quel serait pour nous l’in­térêt d’un tel exer­ci­ce ? Wittgen­stein invite plutôt à pos­er la ques­tion de la créa­tion dont serait capa­ble l’ac­tion. Or, cette ques­tion ne peut être résolue qu’en réin­tro­duisant l’a­gent : en suiv­ant son ray­on d’ac­tion, on est en effet en mesure d’é­val­uer le degré de créa­tion de son action.

La pratique, l’instanciation d’un universel et le pragmatisme

En ter­mes pla­toni­ciens, on pour­rait dire que la créa­tion con­sis­terait en la par­tic­i­pa­tion des choses aux formes ou, pour le dire en ter­mes con­tem­po­rains : un uni­versel (la blancheur) est instan­cié dans une action par­ti­c­ulière (par exem­ple, la fab­ri­ca­tion d’une sculp­ture blanche).

Cette con­cep­tion, “pla­toni­ci­enne-réal­iste” (Tiercelin, 2013) ou uni­ver­salia ante res (“les uni­ver­saux avant les choses”; voir Arm­stong, 1989) dans la pen­sée sco­la­tique, s’in­scrit dans la querelle médié­vale des uni­ver­saux qui dis­tin­guait en plus une con­cep­tion “con­cep­tu­al­iste-réal­iste” (uni­ver­salis in rebus : les uni­ver­saux dans les choses) et “nom­i­nal­iste” (uni­ver­salia post res : les uni­ver­saux après les choses). Ain­si, pour les deux­ièmes, les uni­ver­saux (la blancheur) sont à la fois dans les choses (la sculp­ture) et dans l’e­sprit qui les conçoit. Pour les derniers (les nom­i­nal­istes), les uni­ver­saux ne sont enfin que des par­tic­u­lar­ités cul­turelles et dépen­dent donc des milieux qui les conçoivent : “les pro­priétés sont pour ain­si dire créées par l’e­sprit clas­sifi­ca­teur : ce sont des ombres pro­jetées sur les choses par nos prédi­cats ou nos con­cepts” (Arm­strong, 1989 dans Gar­cia et Nef, 2007).

Cette querelle, qui sem­ble bien éloignée de nos préoc­cu­pa­tions, est en fait au coeur des pra­tiques ou plutôt : des méthodolo­gies pour en ren­dre compte (voir plus bas sur les théories de l’ac­tion en informatique/numérique/technique).

Conclusion : de l’acteur à l’agent, de l’agent à l’acteur

On voit ain­si com­ment la philosophe mod­erne a reposé la ques­tion du déter­min­isme, de la lib­erté et de l’au­tonomie des per­son­nes à par­tir de la ques­tion de la prax­is (ou action).

Les dif­férents ter­mes mobil­isés (acteur, action, activ­ité, pra­tique, agen­tiv­ité, agir, etc.) ne traduisent par ailleurs pas seule­ment une insta­bil­ité dans les tra­duc­tions 3 Engel, tra­duc­teur de David­son, alterne par exem­ple entre “agir” et “action” pour “agency”. mais égale­ment des posi­tion­nements insti­tu­tion­nels et doc­trin­aux (par exem­ple, choisir “l’a­gir” plutôt que “l’ac­tion”, c’est réin­tro­duire la per­son­ne au cen­tre des analy­ses) qu’on retrou­ve bien dans les sci­ences humaines qui se sont pro­gres­sive­ment emparées de ces ques­tions. Ain­si, si la soci­olo­gie clas­sique a priv­ilégié le terme d’ ”acteur” (à la place d’a­gent, donc) c’é­tait pour ren­voy­er “à une réal­ité objec­tive qui peut être définie sans recourir aux inten­tions de l’ac­teur” (Touraine, 2006). Dans cette per­spec­tive, la notion d’ac­teur ren­voie aux dif­férents rôles qu’une per­son­ne joue sur le “théâtre de la vie” (voir les oeu­vres de Par­sons et bien évidem­ment de Goff­man). La soci­olo­gie con­tem­po­raine de l’ac­tion a cepen­dant ten­té une con­cil­i­a­tion entre les deux notions, en iden­ti­fi­ant deux régimes d’ac­tion (“Action Située”, plus bas). D’autres enfin, comme Haber­mas, ont délais­sé les notions d’a­gent et d’ac­teur au prof­it de “l’a­gir com­mu­ni­ca­tion­nel”, qui désigne “les con­di­tions de com­mu­ni­ca­tion entre acteurs, entre sociétés, , groupes et cul­turels dif­férents.” (Touraine, 2006)

J’u­tilis­erai désor­mais ces ter­mes non plus dans une per­spec­tive cri­tique et archéologique mais à par­tir des descrip­tifs que les ten­ants de chaque théorie font pré­cisé­ment de leur théorie.

Bibliographie

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Notes   [ + ]

1. À laque­lle se réfère aujour­d’hui sou­vent le poli­tique — nous n’al­lons ain­si pas au Mali parce que nous avons des intérêts mais parce que une loi morale — l’hu­man­ité, la jus­tice, la lib­erté, etc. — nous le com­mande.
2. La par­tie qui suit doit beau­coup à un dia­logue ami­cal engagé par mail avec Isabelle Pari­ente-But­ter­lin
3. Engel, tra­duc­teur de David­son, alterne par exem­ple entre “agir” et “action” pour “agency”.