Notes sur Grindr (3) “tout se passe au feeling”

Le “feel­ing” sur Grindr, comme sur tous les dis­posi­tifs de ren­con­tres à dis­tance (“cherche de tout au feel­ing”, “lais­sons faire le feel­ing”, etc.), relève des sig­nifi­ants flot­tants (Lévi-Strauss) : comme “truc” ou “schtroumpf”, il laisse l’in­ter­locu­teur en com­pren­dre le sens à par­tir du con­texte d’énon­ci­a­tion, de son jeu de lan­gage, qui investit le corps cav­erneux du mot. C’est une ruse qui per­met de tomber tou­jours juste, d’être en cor­re­spon­dance avec l’e­space d’in­ter­ac­tions, sans maîtris­er néces­saire­ment ses règles, son tem­po. Avec le “feel­ing”, je suis sûr de ne man­quer aucune occa­sion, de ne froiss­er per­son­ne, dans une sit­u­a­tion com­péti­tive qui com­porte un risque (voir l’autre rapi­de­ment par­tir), où cha­cun vient avec des lignes d’ac­tion plus ou moins claires, plus ou moins con­fig­urées par le dis­posi­tif de com­mu­ni­ca­tion, plus ou moins pérennes, même quand elles sont explicite­ment définies (“ch fun”).

(J’ai longtemps lut­té con­tre le “feel­ing” et tous ces tru­ismes qui ne per­me­t­tent pas de se ren­con­tr­er réelle­ment, qui font du lan­gage une insti­tu­tion défini­tive, une struc­ture achevée de sens. Mais j’avais tort : ce ne sont pas des murs ; ce sont des par­avents que nous ajus­tons, déplaçons, aux­quels nous renonçons aus­si par moments, avant de les dépli­er à nou­veau, à mesure que nous expéri­men­tons l’in­ter­ac­tion, dans ses dynamiques, ses risques, ses doutes, ses blancs)

Le plus éton­nant pour moi, c’est que la mobil­i­sa­tion de ce sig­nifi­ant flot­tant fait sens : il trou­ve pre­neur, est même explic­ité à la demande (“ben ça veut dire qu’on boit un verre chez toi et on voit ce qui se passe”). Je par­ticipe ain­si par­fois à un tra­vail de col­lab­o­ra­tion autour du sig­nifi­ant flot­tant, à un effort d’a­juste­ment : nous faisons coïn­cider ce que nous avons à peu près com­pris du “feel­ing”, comme s’il fonc­tion­nait plutôt comme une descrip­tion cachée (Rus­sell) à retrou­ver, à par­tir de l’ex­plic­i­ta­tion du con­texte, soit l’ensem­ble des infor­ma­tions qui per­me­t­tent de resser­rer le sens d’un énon­cé, d’éviter son infla­tion (ici, on est sur Grindr, le “feel­ing” est une équa­tion à ter­mes réduits : “on n’est pas là pour philosophe mec”).

C’est pourquoi le feel­ing, comme tout sig­nifi­ant flot­tant, relève de la mana : c’est une matière mag­ique qui se trans­forme, mute, se charge des pro­priétés de son envi­ron­nement, nous per­met de nous fon­dre en lui pour béné­fici­er de ses ressources, en dis­parais­sant à l’ar­rière-plan avant de réap­pa­raître par moments, tan­dis que se sta­bilise et se sécurise pro­vi­soire­ment l’e­space de l’in­ter­ac­tion.