Nouvelles recherches sur les annotations marginales de Voltaire

Même si j’ex­plore aujour­d’hui d’autres thé­ma­tiques, que j’aime me per­dre dans une matière infinie et dis­parate, les pra­tiques d’écri­t­ure, plus pré­cisé­ment les mar­gin­a­lia, restent une préoc­cu­pa­tion com­pagne. J’y reviens aujour­d’hui à l’oc­ca­sion d’une étude dont les résul­tats ont sur­gi dans mon fil d’ac­tu­al­ités, sur Twit­ter. Le compte d’Ox­ford en arts et human­ités numériques vient en effet de sig­naler un beau tra­vail pub­lié par la Fon­da­tion Voltaire, située dans la même uni­ver­sité.

Les anno­ta­tions de Voltaire sont une vieille his­toire. Dans mon tra­vail de thèse, j’avais repéré une étude datant de 1933 et qui por­tait sur les anno­ta­tions mar­ginales de Voltaire, lecteur de Rousseau. J’avais alors été frap­pé et amusé par la con­cep­tion que les uni­ver­si­taires avaient de l’an­no­ta­tion :

Il y a pour­tant un autre moyen de se rap­procher de la per­son­nal­ité de Voltaire. Heureuse­ment pour nous, il avait l’habi­tude comme tant d’autres lecteurs sérieux, de faire des com­men­taires en marge des livres qui l’in­téres­saient par­ti­c­ulière­ment ou exci­taient vive­ment sa colère. Dans ses notes mar­ginales, il nous a lais­sé des traces authen­tiques de ses impres­sions les plus intimes. Ce sont des notes écrites de sa pro­pre main, à la hâte, spon­tané­ment, d’un seul jet, sans arrière pen­sée ni aucune de ces con­sid­éra­tions de pru­dence si néces­saires dans tout ce qu’il écrivait pour le grand public1George R. Havens, “Les notes mar­ginales de Voltaire sur Rousseau”, Revue d’Histoire lit­téraire de la France, 3, 1933, p. 434–440.

L’an­no­ta­tion traduirait la pen­sée intime et les sen­ti­ments les plus authen­tiques de l’écrivain, matéri­al­isée par des gestes déchargés de toute inten­tion, pré­cisé­ment parce qu’ils ne feraient que la tran­scrire, sans altéra­tion, en suiv­ant tels quels son cours et son flot. Cette con­cep­tion, un peu naïve (mais il est sans doute injuste de la juger avec le recul que nous avons main­tenant), s’est plus ou moins main­tenue dans la lit­téra­ture uni­ver­si­taire tout en béné­fi­ciant des apports de la cri­tique géné­tique dans les années 70–80.

Le rôle pro­gres­sive­ment recon­nu au lecteur a cepen­dant éclip­sé peu à peu ces fétich­es scrip­turaux, qui n’ont plus tout à fait le statut de relique ou de fonc­tion heuris­tique : leur prête-t-on encore un pou­voir d’élu­ci­da­tion psy­chologique ? En ce sens, la petite étude pub­liée par la Fon­da­tion Voltaire est révéla­trice : elle cherche plutôt à met­tre au jour le sys­tème sémi­o­tique de l’écrivain, dans une per­pec­tive essen­tielle­ment matéri­al­iste et fonc­tion­nelle.

Con­traire­ment à celui de Gros­seteste (1175–1253), ver­tig­ineux, le sys­tème de Voltaire est mod­este, mais pré­cis et effi­cace : à par­tir de quelques signes (“+”, croix, acco­lade, gam­ma grec, ratures, etc.) il s’agis­sait de fournir aux auteurs qui se risquaient à lui soumet­tre leurs livres (par­mi lesquels le roi Frédéric de Prusse), des sug­ges­tions. On peut bien par­ler de “sys­tème” parce que cer­taines anno­ta­tions revi­en­nent de manière récur­rente, occu­pent une fonc­tion cri­tique, séman­tique, typographique. En cela, le tra­vail de Voltaire est de type édi­to­r­i­al ; il relève de la cor­rec­tion, une pra­tique de relec­ture con­nue depuis la mésopotamie2Dominique Charpin, “Cor­rec­tions, ratures, annu­la­tion : pra­tique des scribes mésopotamiens” dans Paul Bady et Roger Laufer (eds.), Le Texte et son inscrip­tion, Paris, Édi­tions du CNRS, 2007, p. 57–62.” dans Chris­t­ian Jacob (dir.), Lieux de Savoir, t.2, les mains de l’intellect, 2011, Paris, Albin Michel, p. 509–535, que les bib­lio­thé­caires d’Alexan­drie portèrent à un très rare niveau de perfectionnement3Jean Vezin, Le Livre grec des orig­ines à la Renais­sance, Paris, Bnf, 2001., qui va servir de mod­èle tout au long de l’an­tiq­ui­té gré­co-latine et du Moyen Âge4Christine Marie Schott, “Inti­mate Read­ing: Mar­gin­a­lia in Medieval Man­u­scripts”, PhD, Uni­ver­si­ty of Vir­ginia, 2012., jusqu’à l’imprimerie5Anthony Grafton, “Les cor­recteurs d’imprimerie et la pub­li­ca­tion des textes clas­siques” dans dans Luce Gia­rd et Chris­t­ian Jacob (dir.), Des Alexan­dries, t. 1, Du livre au texte, Paris, Édi­tions de la BnF, 2001). et au-delà.

Plus fon­da­men­tale­ment, cette pra­tique de Voltaire est symp­to­ma­tique, selon moi, d’une cir­cu­la­tion accrue des livres et des man­u­scrits au XVI­I­Ie siècle6Roger Charti­er, “Sociétés de lec­ture et cab­i­nets de lec­ture en Europe au XVI­I­Ie. Essai de typolo­gie” dans Sociétés et cab­i­nets de lec­ture entre lumières et roman­tisme, Société de lec­ture, 1995, p. 43–57., alors que se dévelop­pent les cab­i­nets de curiosité. Elle a égale­ment été facil­itée par les trans­for­ma­tions de la page : en effet, les notes des édi­teurs passent des marges latérales aux marges inférieures au XVI­Ie siècle7Jacques Dürrenmatt, “Glisse­ments de notes : glos­es, com­men­taires et dévi­a­tions”, Dix-sep­tième siè­cle, 224, 2004, p. 413–427.. Or, Voltaire se sert prin­ci­pale­ment de cet espace pour se posi­tion­ner. On peut sans doute y voir une mar­que d’ami­tié : dans la mesure où les livres cir­cu­lent davan­tage, ils sont égale­ment en proie à une audi­ence élargie8Heidi Bray­man Hack­el, Read­ing Mate­r­i­al in Ear­ly Mod­ern Eng­land. Print, Gen­der, and Lit­er­a­cy, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2009, p. 74–75., qui oblige les auteurs édités à pub­li­er des com­men­taires dans les marges, pour accom­pa­g­n­er leurs lecteurs anonymes et en appel­er à leur bien­veil­lance. Ce geste de Voltaire est peut-être une manière de com­pagnon­nage : j’aime croire qu’il pré­mu­nis­sait ain­si ses amis des remar­ques les plus féro­ces en s’en octrayant la primeur.

Ironie de l’his­toire : Voltaire est aujour­d’hui annoté par des lecteurs anonymes.

Les uni­ver­si­taires en charge de l’é­tude ont préféré se focalis­er sur le car­ac­tère sys­té­ma­tique des anno­ta­tions de Voltaire, un sujet qui ne manque sans doute pas d’in­térêt. Leur but est de pro­pos­er une descrip­tion qui per­me­tte de les rechercher numérique­ment, à tra­vers un cor­pus vaste de cor­rec­tions. L’en­tre­prise serait évidem­ment facil­itée si les anno­ta­tions de Voltaire étaient accom­pa­g­nées de sa pro­pre clas­si­fi­ca­tion, pra­tique observée par­fois. Au lieu de quoi, nos col­lègues vivent une sit­u­a­tion fasci­nante, celle de l’en­fant devant un pre­mier sys­tème graphique, qui doit com­pren­dre que, en dépit de leur vari­a­tion, les signes ren­voient au même type, à la même caté­gorie. Je leur souhaite de rester un temps dans cet état de muse­ment, trop rare pour que nous le hâtions et le brusquions.

Notes   [ + ]

1. George R. Havens, “Les notes mar­ginales de Voltaire sur Rousseau”, Revue d’Histoire lit­téraire de la France, 3, 1933, p. 434–440.
2. Dominique Charpin, “Cor­rec­tions, ratures, annu­la­tion : pra­tique des scribes mésopotamiens” dans Paul Bady et Roger Laufer (eds.), Le Texte et son inscrip­tion, Paris, Édi­tions du CNRS, 2007, p. 57–62.” dans Chris­t­ian Jacob (dir.), Lieux de Savoir, t.2, les mains de l’intellect, 2011, Paris, Albin Michel, p. 509–535
3. Jean Vezin, Le Livre grec des orig­ines à la Renais­sance, Paris, Bnf, 2001.
4. Christine Marie Schott, “Inti­mate Read­ing: Mar­gin­a­lia in Medieval Man­u­scripts”, PhD, Uni­ver­si­ty of Vir­ginia, 2012.
5. Anthony Grafton, “Les cor­recteurs d’imprimerie et la pub­li­ca­tion des textes clas­siques” dans dans Luce Gia­rd et Chris­t­ian Jacob (dir.), Des Alexan­dries, t. 1, Du livre au texte, Paris, Édi­tions de la BnF, 2001).
6. Roger Charti­er, “Sociétés de lec­ture et cab­i­nets de lec­ture en Europe au XVI­I­Ie. Essai de typolo­gie” dans Sociétés et cab­i­nets de lec­ture entre lumières et roman­tisme, Société de lec­ture, 1995, p. 43–57.
7. Jacques Dürrenmatt, “Glisse­ments de notes : glos­es, com­men­taires et dévi­a­tions”, Dix-sep­tième siè­cle, 224, 2004, p. 413–427.
8. Heidi Bray­man Hack­el, Read­ing Mate­r­i­al in Ear­ly Mod­ern Eng­land. Print, Gen­der, and Lit­er­a­cy, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2009, p. 74–75.