Pratiquer l’hypnose (1/2) inconscient ou conversation ?

Pas de théorie ou de syn­thèse, comme j’ai l’habi­tude de faire : je par­ti­rai de mon expéri­ence, bien con­scient de toutes mes lim­ites, qui sont aus­si mes guides.

Je pra­tique régulière­ment l’hyp­nose : c’est un état de con­science recon­fig­urée, mod­i­fiée, grâce auquel j’ac­cède à nou­velles formes de raison­nements ou d’ex­péri­ences. Etat com­pa­ra­ble à la phase d’en­dormisse­ment : ni veille ni som­meil, c’est un espace inter­mé­di­aire où des voix émer­gent, celles de la journée sou­vent (un frag­ment d’une con­ver­sa­tion avec un.e ami.e, par exem­ple), celles de la famille ; elles sont même par­fois situées à des échelles tem­porelles dis­tan­ciées. Mais à la dif­férence du som­meil para­dox­al, l’é­tat où nous rêvons le plus sou­vent, nous ne subis­sons pas nos rêves dans l’hyp­nose : nous nous frayons un chemin en eux.

Lorsque je pra­tique seul l’hyp­nose (on par­le alors d’auto-hyp­nose ou de veille para­doxale), je ne fais que provo­quer cette phase d’en­dormisse­ment mais de manière con­sciente, inten­tion­nelle. J’en fais un moyen pour con­vers­er avec moi-même et d’autres êtres ou pour explor­er des prob­lèmes insol­ubles. Par exem­ple :

  • faire un choix cornélien : sans être pol­lué par des tas d’in­jonc­tions, d’al­ter­na­tives sans fin, dont on se nour­rit par­fois de manière ver­tig­ineuse ;
  • iden­ti­fi­er une per­son­ne :  com­pren­dre non pas qui elle est mais à quelle lignée, à quel groupe de per­son­nes, elle appar­tient.
  • etc.

Les répons­es sont par­fois très claires : dans le cas de l’i­den­fi­ca­tion, un vis­age peut sur­gir, juste à côté de celui qu’on inter­ro­geait en le visu­al­isant. D’autres fois, ce sont des rébus, des asso­ci­a­tions d’idées, des mots ou des phras­es répéti­tives.

Je ne décrirai pas ici la tech­nique et notam­ment les tech­niques dites d’in­duc­tion de l’hyp­nose ; il existe des guides ; sinon, faites-vous accom­pa­g­n­er par quelqu’un de con­fi­ance : c’est impor­tant les pre­mières fois.

Dans mon cas, un roman illus­tre très bien ce que je vis à chaque fois : Pedro Paramo (1955) de Juan Rul­fo. Ce petit livre m’a beau­coup mar­qué plus jeune, même si je ne l’ai pas fini : c’est l’his­toire d’un homme, le nar­ra­teur, qui retourne dans son vil­lage natal, pour recon­stituer l’his­toire de son père décédé, Pedro Paramo. Très vite, on décou­vre un vil­lage vide : le nar­ra­teur lui-même est mort ; il par­le avec les mem­bres morts du vil­lage, de cer­cueil en cer­cueil. C’est un roman à voix mul­ti­ples, en pleine con­ver­sa­tion, qui ne suit aucun ordre chronologique : on ne sait pas très bien où l’on se trou­ve, dans le présent, le futur ou le passé ; les voix se mêlent, sans qu’il ne soit tou­jours pos­si­ble de savoir qui par­le, à qui, pourquoi…

Jusque-là, je n’ai pas évo­qué une seule fois l’incon­scient : ce terme ne m’a jamais par­lé. Il existe des cri­tiques célèbres (Alain, Rous­tang, Nathan, Nabokov, etc.) aux­quelles on peut se ral­li­er. Pour ma part, je serai plus prag­ma­tique : l’in­con­scient, cette petite bête, ce petit daïmôn, ne m’est pas utile ; tant mieux s’il fonc­tionne comme un gou­ver­nail pour d’autres. Je lui préfère les notions de con­ver­sa­tion et de voix. Qu’est-ce qu’une voix ou plutôt : qu’est-ce que ma voix ? C’est ce qui m’échappe ; qui s’échappe ; un “espace troué” (Wittgen­stein) qui crée du sens. Qu’est-ce qu’une con­ver­sa­tion ? Le plaisir à pass­er du temps ensem­ble.

Avec l’hyp­nose, cet espace et ce proces­sus con­ver­sa­tion­nel peu­vent être répétés ou provo­qués : des voix s’échap­pent lit­térale­ment (ça n’a rien de métaphorique ; j’in­siste), des bouts de con­ver­sa­tion, des frag­ments enten­dus la veille mais aus­si des pro­jec­tions. Je deviens un petit théâtre où des tas d’êtres (ami.e.s, familles, amants, créa­tures, etc.) vien­nent pass­er du temps ensem­ble et cherchent une solu­tion à un prob­lème que je me pose. La ver­tu de l’hyp­nose, c’est de redonner une place et de l’im­por­tance à tous ces êtres, d’en faire des alliés : nous ne sommes décidé­ment pas seuls. Le rêve devient alors un “réser­voir de pos­si­bles” (F. Rous­tang).

Certes, les psy­ch­an­a­lystes se sont déjà penchés sur ces ques­tions (et d’une belle façon : ici et ici). Mais la prédilec­tion pour la notion de “poly­phonie”, déjà très chargée théorique­ment (Bakhtine, Genette, Ducrot, etc.), fait écran à d’autres explo­rations, d’au­tant qu’on a affaire ici à des voix ontologique­ment dif­férentes, en pleine con­ver­sa­tion, aux­quelles ces théoriciens, mis à part Greimas à ma con­nais­sance, n’ont don­né aucune place (les êtres sur­na­turels, les ani­maux, les créa­tures, etc.). Avec la lit­téra­ture, la poésie, la philoso­phie et l’an­thro­polo­gie, nous sommes peut-être en mesure d’ex­plor­er d’autres ques­tions, en les reliant à l’hyp­nose.