Peut-on reconnaître la littérature numérique ? (I) Matière, écart, langage

Je la recon­nais d’une façon physique. Il y a quelque chose qui change en moi. Je n’ose pas par­ler de la cir­cu­la­tion de mon sang ou du rythme de ma res­pi­ra­tion, mais il y a des choses que je recon­nais tout de suite comme étant de la poésie. (Borges, Entre­tiens avec Georges Char­bon­nier)

J’ai beau­coup regret­té de n’avoir pas pu assis­ter en sep­tem­bre dernier au fes­ti­val inter­na­tion­al lancé par la BnF et plusieurs lab­o­ra­toires (Para­graphe, Arts-H2H, MIM) : “Chercher le texte”. Encore au Québec, je ne pour­rai pas non plus prof­iter de l’ex­po­si­tion pro­posée par la BnF jusqu’au 1er décem­bre 2013 : “Les lit­téra­tures numériques d’hi­er à demain”. Dans le cadre de ce compte ren­du (tardif, certes), il me fau­dra donc me con­tenter de quelques ressources frag­men­taires (images, tweets, bil­lets, etc.), des oeu­vres exposées (300) et per­for­mances pro­posées (une trentaine), d’ar­ti­cles et de livres uni­ver­si­taires sur le sujet.

Repères

La lit­téra­ture numérique béné­fi­cie aujour­d’hui d’un sou­tien inter­na­tion­al grâce à l’Elec­tron­ic Lit­er­a­ture Orga­ni­za­tion fondée en 1999 et au fes­ti­val e‑Poetry crée en 2001. Elle a égale­ment sa revue depuis 1989, date à laque­lle Philippe Bootz lança alire (éditée par Mots-Voir; on peut égale­ment citer la revue BleuO­r­ange). Le réper­toire du lab­o­ra­toire cana­di­en NT2 de l’UQAM rend par ailleurs compte de son extra­or­di­naire diver­sité à tra­vers 3500 oeu­vres dans lesquelles l’Elec­tron­ic Lit­er­a­ture Col­lec­tion a puisé pour fonder son canon lit­téraire.

En France, nous avons de la chance : la lit­téra­ture numérique est étudiée depuis de nom­breuses années par des chercheurs du lab­o­ra­toire Para­graphe de Paris 8. Alexan­dra Saem­mer, Serge Bouchardon et Philippe Bootz dévelop­pent en effet dans leurs arti­cles et livres sci­en­tifiques des instru­ments et des out­ils fon­da­men­taux qui per­me­t­tent d’abor­der une lit­téra­ture encore mar­gin­al­isée et mécon­nue, mal­gré son dynamisme.

Quelques caractéristiques

Dans un arti­cle con­sacré à la canon­i­sa­tion de la lit­téra­ture numérique, Alexan­dra Saem­mer (2013) pro­pose des critères con­sen­suels pour iden­ti­fi­er une créa­tion lit­téraire numérique.

Le travail de la matière et l’écart dans la langue

Ces critères sont en fait ceux des cri­tiques lit­téraires (ce que recon­naît très bien A. Saem­mer), notam­ment des for­mal­istes russ­es, pour lesquels une oeu­vre se recon­naît à l’é­cart qu’elle intro­duit dans la langue quotidienne1(Cette dis­tinc­tion fait néan­moins débat, notam­ment chez Borges qui voit en cette dernière la source de toute poésie : “dans le lan­gage quo­ti­di­en nous dis­ons qu’un arbre pro­jette son ombre, non ? D’autre part, si nous don­nons au lan­gage son sens le plus générique, un moyen de com­mu­ni­ca­tion, la danse elle aus­si serait un lan­gage, une façon de com­mu­ni­quer avec les dieux et avec les hommes. Comme en out­re le rythme est sans doute essen­tiel à la nature humaine, il est prob­a­ble que la danse est l’art pre­mier, la base de tous les arts. Le lan­gage par­lé cor­re­spon­dant serait la poésie”. Voir BORGES, SABATO, Con­ver­sa­tions à Buenos Aires, 10x18, 2004.). La parole portée est intran­si­tive, comme l’af­firme Blan­chot lecteur de Mal­lar­mé (ou d’Hegel2 “Quand nous voyons les let­tres, qui sont des signes mis là pour des sons de lan­gage, nous com­prenons aus­sitôt, en les regar­dant ce que nous lisons, sans avoir besoin d’entendre les sons ; et seuls le lecteur peu experts sont oblig­és de pronon­cer d’abord une à une les sonorités pour pou­voir com­pren­dre les mots. Mais ce qui en l’espèce est un manque d’exercice, devient dans la poésie le beau et le superbe, dès lors que celle-ci ne se con­tente pas delà com­préhen­sion abstraite et n’invoque pas les objets en nous unique­ment tels qu’ils se trou­vent dans notre mémoire sous la forme de pen­sée et d’universalité sans images, mais fait au con­traire venir à nous le con­cept dans son exis­tence, le genre dans une indi­vid­u­al­ité déter­minée.” Repris dans MARCHAL, Huges, La Poésie, Flam­mar­i­on, 2012.), c’est-à-dire qu’elle ne se laisse pas réduire à un échange, à une com­mu­ni­ca­tion : lorsque nous l’en­ten­dons, nous butons con­tre elle, nous nous éton­nons qu’elle existe, nous ne nous lais­sons pas tra­vers­er par elle sans nous inter­roger sur sa nature, sa fonc­tion ou ses effets. La tâche du poète con­sis­tera alors à pren­dre le lan­gage comme objet du poème (ain­si de Forêts dans Le Bavard (1946); mais les exem­ples pour­raient être mul­ti­pliés à l’in­fi­ni) et à le recon­naître, à l’im­age de n’im­porte quelle chose, comme un fait de l’u­nivers.

Le poème est la pro­fondeur ouverte sur l’expérience qui le rend pos­si­ble, l’étrange mou­ve­ment qui va de l’œuvre vers l’origine de l’œuvre, l’œuvre elle-même dev­enue la recherche inquiète et infinie de sa source.” […] Ce qui attire l’artiste […] ce n’est pas directe­ment l’œuvre, c’est sa recherche, le mou­ve­ment qui y con­duit […] De là que le pein­tre, à un tableau, préfère les divers états de ce tableau. Et l’écrivain sou­vent désire n’achever presque rien, lais­sant à l’état de frag­ments cent réc­its qui ont eu l’intérêt de le con­duire à un cer­tain point et qu’il doit aban­don­ner pour essay­er d’aller au-delà de ce point”. (Blan­chot, Le Livre à venir.)

Dans cette per­spec­tive, une oeu­vre lit­téraire numérique cherchera à ren­vers­er des stéréo­types, à per­turber le sens com­mun, à détourn­er des usages ou à réfléchir sur le dis­posi­tif tech­nique bref, à nous élever vers une prise de con­science, à par­tir de ses pro­pres moyens. Les fig­ures de manip­u­la­tion per­me­t­tent de déjouer les cou­plages con­ven­tion­nels et les opéra­tions rou­tinières aux­quels nous sommes quo­ti­di­en­nement con­fron­tés (cli­quer, copier/coller, appuy­er, etc.) grâce à l’in­tro­duc­tion  d’ob­sta­cles et de pièges qui déjouent les mimé­sis et les automa­tismes gestuels.

Exem­plaire à ce titre une oeu­vre sur laque­lle Alexan­dra Saem­mer a tra­vail­lé : Tramway. Alors que nous avons générale­ment la pos­si­bil­ité de gér­er nous-mêmes notre temps de lec­ture, en mobil­isant des gestes spé­ci­fiques (tourn­er une page, avancer une vidéo, etc.), Tramway nous en empêche, en lais­sant défil­er con­tin­uelle­ment un texte :

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Les “paramétreurs”3J’emprunte ici à Bouchardon (2011) ses analy­ses sémio-rhé­toriques. (bar­res de défile­ment) sont ain­si absents de l’oeu­vre même (ceux du nav­i­ga­teur, tou­jours présents, par­ticipent cepen­dant d’une autre énon­ci­a­tion). De la même façon, les action­neurs (clic sur la croix d’une fenêtre, par exem­ple) ne changent pas l’é­tat sémi­o­tique du dis­posi­tif de manière habituelle : la “boîte” texte, au lieu de se fer­mer, en génère au con­traire une autre. L’e­space de lec­ture se trans­forme en un jeu spa­tial où la mul­ti­pli­ca­tion anar­chique­ment orchestrée des “boîtes” oblige à les réor­gan­is­er, pour trou­ver une cohérence nar­ra­tive. Enfin, ce tra­vail prend très au sérieux le lan­gage, en le prenant para­doxale­ment au pied de la let­tre : si le texte “défile” ou si les let­tres “pleu­vent” (des mots clés, imper­turbables, affleurent cepen­dant dans cette pluie con­tin­ue), c’est parce qu’ils sont sol­idaires de l’oeu­vre entière et de sa thé­ma­tique :

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On trou­ve dans l’en­seigne­ment d’Alexan­dra Saem­mer la même atten­tion portée à la matière lan­gag­ière. Récem­ment, un de ses élèves (Flo­ri­an Cali) a pub­lié sur Prezi une superbe inter­pré­ta­tion d’Alice au pays des mer­veilles qui témoigne d’un même souci pour le tra­vail typographique artic­ulé à la nar­ra­tion afin de redonner aux mots, de manière ludique,  “le sens qu’ils n’ont jamais cessé d’avoir” (Blan­chot) :

La capture du lecteur et le geste interfacé

À ma con­nais­sance, Philippe Bootz et Serge Bouchardon tra­vail­lent un peu moins cette ques­tion matérielle et sen­suelle, et lui préfère plutôt des ques­tion­nements intel­lectuels, expéri­men­taux et théoriques. Dans Déprise, par exem­ple, Serge procède à une mise en abime qui le con­duit à “met­tre en scène la sit­u­a­tion du lecteur d’une oeu­vre inter­ac­tive”. Ce dernier, con­traire­ment à ce que l’on croit sou­vent, n’est pas totale­ment libre : sa lib­erté est en fait con­trainte par le dis­posi­tif qui cal­cule, d’une cer­taine manière, sa tra­jec­toire et ses pos­si­bil­ités d’ac­tion. Ce qu’il décou­vre à ses dépens :


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Philippe Bootz a théorisé une telle entre­prise à tra­vers la fig­ure du “lecteur cap­turé”. Pour lui en effet, un dis­posi­tif se com­prend comme un com­plexe tech­nosémi­o­tique chargé de piéger son util­isa­teur à par­tir de straté­gies de lec­ture spé­ci­fiques, qui com­pren­nent à la fois des manip­u­la­tions cor­porelles et des jeux intel­lectuels.

Récem­ment, Serge Bouchardon a pro­posé une typolo­gie de ces gestes anticipés, inter­facés, en les inscrivant dans une per­spec­tive rhé­torique. Puisque, en effet, un dis­posi­tif (une pub sur Youtube, par exem­ple) fait faire un cer­tain nom­bre d’opéra­tions à un util­isa­teur (vision­nage, clic, etc.) en vue d’un résul­tat déter­miné, son étude passe par la descrip­tion de ces straté­gies. À des ter­mes vagues et peu pré­cis d’un point de vue sci­en­tifique (cli­quer, appuy­er, etc.), sont ain­si préférés une cod­i­fi­ca­tion plus stricte (le gestème, l’ac­tème, etc.) qui pour­rait être utile­ment appliquée aux oeu­vres numériques.

La valeur heuristique de la littérature numérique” (S. Bouchardon)

Le “lecteur”, la “cap­ture”, la “typogra­phie”, le “geste”, la “matière”, la “lec­ture”, le “texte” : toutes ces caté­gories sont sou­vent au coeur des proces­sus créat­ifs. La lit­téra­ture numérique per­met donc de les retrou­ver (voir la cap­ta­tion de l’H­DR de Serge à laque­lle j’ai assisté), c’est-à-dire d’in­ter­roger des objets qui, acca­parés par l’u­ni­ver­sité, avaient fini par dis­paraître de la place publique. Or, nous n’ar­rê­tons aujour­d’hui plus d’en débat­tre, soit que nous déplo­ri­ons une énième fois la mort du livre et son éter­nelle dis­so­lu­tion matérielle/sensuelle (“ça n’a pas d’odeur”), soit que nous nous inquié­tions pour les droits du lecteur ou de l’au­teur. Bref, ils ne se sont jamais aus­si bien portés ! Ain­si, “[l]a lit­téra­ture numérique ques­tionne tout autant qu’elle mon­tre, elle s’or­gan­ise en démarch­es plus qu’en oeu­vres.” (Bootz, 2011, p. 206)

Le texte et le support, la perte et le gain

Pour s’en con­va­in­cre, il suf­fit de repren­dre une ques­tion que pose P. Bootz dans le pro­gramme : “Le texte est-il indépen­dant de son sup­port ?” et qu’avait déjà for­mulée Chris­t­ian Jacob en 2001 :

Dans quelle mesure, jusqu’à quel point le texte peut-il être dis­so­cié de son sup­port et se voir dot­er d’une autonomie intel­lectuelle ? Dans quels cas ce sup­port garde-t-il une valeur intrin­sèque, reposant par exem­ple sur un lien indis­sol­u­ble et exclusif avec le texte qu’il ren­ferme ? Dans quelles con­di­tions la valeur ou l’au­torité des textes con­duisent-elles à les repro­duire sur des sup­ports mul­ti­ples ? Où passe la fron­tière entre l’au­torité du livre et celle du texte ? Dans chaque cul­ture, et à chaque époque, les répons­es apportées à ces ques­tions con­di­tion­nent la cir­cu­la­tion des textes, leur trans­mis­sion, leurs modal­ités d’ap­pro­pri­a­tion par des com­mu­nautés de lecteurs.4JACOB, Chris­t­ian, “Intro­duc­tion” dans JACOB Chris­t­ian, GIARD, Luce, Des Alexan­dries : du livre au texte, BnF, 2001, p. 15.

C’est en effet un vieux prob­lème, débat­tu depuis le XIIème siè­cle, date à laque­lle le texte, grâce à l’in­ven­tion d’un ensem­ble de tech­nolo­gies de repérage (index, table des matières, etc.), se “décolle” de son sup­port pour gag­n­er une cer­taine autonomie et plan­er comme une ombre au-dessus de lui. Cette thèse, très répan­due aujour­d’hui (“peu importe le sup­port, seule compte la lec­ture”), fut rapi­de­ment con­testée par les ten­ants de la bib­li­ogra­phie matérielle qui, depuis des dizaines d’an­nées, mon­trent que les formes matérielles (typogra­phie, mise en page, etc.) infor­ment le texte, c’est-à-dire qu’elles mod­i­fient les con­di­tions de sa lis­i­bil­ité et, par con­séquent, celles de son appro­pri­a­tion. C’est bien à ce courant auquel les chercheurs en lit­téra­ture numérique se rat­tachent en par­tie, comme ils appar­ti­en­nent notam­ment aux SIC qui ont cher­ché à penser leur artic­u­la­tion avec l’his­toire textuelle et son épisté­molo­gie (voir “De la bib­li­ogra­phie matérielle aux Dig­i­tal Stud­ies ?”).

la plus belle des paroles est celle dont le sens est déjà dans l’apparence de la forme5 Jâhiz, 8ème-9ème s cité par ADONIS dans son Intro­duc­tion à la poé­tique arabe, Sind­bad, 1996.

Ce qui compte, en effet, est bien moins de savoir si des effets de sens sont induits par les formes ou si les formes dépen­dent d’un sens pro­jeté, mais plutôt d’i­den­ti­fi­er ce que nous sommes prêts à per­dre et à gag­n­er des trans­for­ma­tions que nous enga­geons.

Quelques catégories

Cette ques­tion a chaque fois été posée à la lit­téra­ture numérique et ce, depuis les années 50. Dynamique, cette lit­téra­ture n’est pas née avec l’i­Pad (per­son­ne n’en doutait mais P. Bootz insiste sou­vent sur ce point). Elle con­nait depuis des décen­nies une belle vital­ité que 3 caté­gories cou­vri­raient en par­tie (Bootz, 2011) :

  1. Lit­téra­ture généra­tive : elle s’ap­puie sur des algo­rithmes pour génér­er aléa­toire­ment des textes (Jean-Pierre Balpe), les com­bin­er poé­tique­ment ou les inscrire dans un procès (Andréas Müller).  Con­traire­ment aux oeu­vres com­bi­na­toires imprimées (Que­neau, Sapor­ta), qui ren­dent tou­jours vis­i­bles leurs tours, les oeu­vres com­bi­na­toires infor­ma­tiques sont chargées de mys­tères, comme elles cachent à leur lecteur les forces qui les ani­ment. Cette lit­téra­ture, qui puise ses orig­ines dans l’Oulipo, a souf­fert d’une mau­vaise presse et de cri­tiques à mon sens injustes. Borges esti­mait ain­si qu’il était “plus facile de penser ou de ver­si­fi­er que d’avoir recours à des méth­odes aus­si arti­fi­cielles et aus­si pénibles.” 6 BORGES, Nou­veaux dia­logues avec Osval­do Fer­rari, Pock­et, 1992.
  2. Hyper­texte et hyper­mé­dia : l’hy­per­texte est une struc­ture d’or­gan­i­sa­tion de l’in­for­ma­tion textuelle (noeuds liés les uns aux autres par des liens) qui s’in­scrit dans une tra­di­tion lit­téraire (celle de Sterne, de Joyce, de Borges, de Que­neau), chargée de décon­stru­ire la nar­ra­tion en don­nant au lecteur la tâche de con­stru­ire l’énon­cé qu’il lit grâce à sa nav­i­ga­tion. En un sens, l’hy­per­texte est l’outil qui rend pos­si­ble le “noème du numérique” (Bachi­mont, 2011, p. 158), c’est-à-dire la manip­u­la­tion. L’hy­per­mé­dia procède pareille­ment mais mul­ti­plie les médias (vidéo, etc.) pour cela. S’il a con­nu une cer­taine gloire, l’hy­per­texte est cepen­dant con­sid­éré aujour­d’hui comme un “imag­i­naire dépassé du futur tech­nologique” (Gefen, 2012). Comme le mon­tre René Audet (2011), qui salue ce tour­nant, il côtoie aujour­d’hui un ensem­ble d’oeu­vres (comme celle — intim­i­dante et vir­tu­ose — de François Bon), moins obsédées par la rela­tion auteur/lecteur et plutôt nour­ries par une ten­sion entre leur éparpille­ment et leur rassem­ble­ment, sans cesse “modelé[es] et remodelé[es]” (Audet, p. 11)
  3. Poésie ani­mée : créée en France en 1985, “[l]a poésie ani­mée est une général­i­sa­tion de la lit­téra­ture ani­mée : les signes util­isés peu­vent provenir de dif­férents codes (lin­guis­tique, musi­cal, graphique, pho­tographique, vidéo, etc.) et le réc­it n’y tient qu’une place nég­lige­able.” (Bootz, p. 230) Dans sa poésie visuelle, Jörg piringer révèle ain­si l’im­age présente en tout texte, c’est-à-dire les car­ac­téris­tiques matérielles dont les let­tres (leur “ce en quoi” 7ARNAUD, MACÉ, La Matière, Gar­nier Flam­mar­i­on, 1999.) , vivantes, sont por­teuses. On perçoit ain­si une ten­sion entre le mode d’ex­is­tence de l’ob­jet (sa labil­ité) et son iden­tité per­sis­tance, qui nous per­me­t­trait de le recon­naître. Un tel incon­fort ontologique est pro­pre à la poésie numérique.

Cette caté­gori­sa­tion traduit une stratégie  : celle de bien dis­tinguer des oeu­vres qui s’il­lus­tr­eraient par leur intran­si­tiv­ité (lit­téra­ture expéri­men­tale) des oeu­vres qui utilis­eraient unique­ment le sup­port élec­tron­ique comme moyen de dif­fu­sion (mais exis­tent-elles vrai­ment ?), sans réflex­ion créa­tive et lit­téraire sur les apports/altérations de ce sup­port et de ses moyens (P. Bootz recon­naît néan­moins leur ren­con­tre récente, tout comme François et René). Les pre­mières poseraient ain­si un prob­lème lit­téraire à par­tir d’un dis­posi­tif numérique tan­dis que les sec­on­des seraient tra­ver­sées par ce prob­lème.

La lit­téra­ture numérique se définit de plus en plus comme la jonc­tion de deux courants : l’expérimentation asso­ciée à la lit­téra­ture hyper­mé­di­a­tique et la con­ver­sion numérique de la lit­téra­ture con­ven­tion­nelle. […] La récep­tion soit mau­vaise soit raris­sime de [la] pro­duc­tion [hyper­mé­di­a­tique] a sem­ble-t-il con­duit cer­tains créa­teurs à revenir dans le giron lit­téraire, replaçant la réflex­ion sur les pos­si­bil­ités du texte dans un hori­zon d’attente qui ne soit pas com­plète­ment à construire.”(François Bon8Sur : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2447)

La ligne de con­ver­gence et de partage — à laque­lle je ne crois pas — s’ef­fectuerait ain­si entre une lit­téra­ture d’essence numérique et une lit­téra­ture con­tem­po­raine qui s’écrirait seule­ment à par­tir de supports/dispositifs numériques, sans chercher à réfléchir aux con­di­tions de sa pro­duc­tion. On véri­fiera sa valid­ité dans les deux­ième et surtout la troisième par­tie de cette série à par­tir des oeuvres/performances pro­posées lors du fes­ti­val et d’autres pro­jets notam­ment portés par des maisons d’édi­tion (dites) numériques et le net lit­téraire.

Bibliographie

AUDET, René, BROUSSEAU, Simon, “Pour une poé­tique de la dif­frac­tion de l’oeuvre lit­téraire numérique”, 39 (1), 2011, p. 9–22.

BACHIMONT, Bruno, Le Sens de la tech­nique : le numérique et le cal­cul, Encre marine, 2011.

BOUCHARDON, Serge, “Des fig­ures de manip­u­la­tion dans la créa­tion numérique”, Pro­tée, 39 (1), Chicouti­mi : Uni­ver­sité du Québec à Chicouti­mi, p. 37–46, 2011.
— Lit­téra­ture numérique : le réc­it inter­ac­t­if, Her­mès Lavoisi­er, 2009.
— “Le réc­it lit­téraire inter­ac­t­if : une valeur heuris­tique”, Com­mu­ni­ca­tion & Lan­gages, Paris, 2008.
— Un lab­o­ra­toire de lit­téra­tures – Lit­téra­ture numérique et Inter­net, Bib­lio­thèque Publique d’Information, Édi­tions du Cen­tre Georges Pom­pi­dou, 2007.

BOOTZ, “La lit­téra­ture numérique en quelques repères” dans BÉLISLE, Claire dir., Lire dans un monde numérique, Press­es de l’Enssib, 2011.

GEFEN, Alexan­dre, “Le devenir de la lit­téra­ture numérique”, Impli­ca­tions philosophiques, 2012.

SAEMMER, Alexan­dra, “Faut-il canon­is­er la lit­téra­ture numérique ?”, dans DESEILLIGNY, Oranie, DUCAS, Sylvie, L’Au­teur en réseau, les réseaux de l’au­teur, Press­es uni­ver­si­taires de Paris Ouest, 2013, p. 31–49.
— « Le texte résiste-t-il à l’hypermédia ? », Com­mu­ni­ca­tion et Lan­gages, 155,  2008, p. 63–79.
— Matières textuelles sur sup­port numérique, Pub­li­ca­tions uni­ver­si­taires de l’Université de Saint-Éti­enne, 2007.

Notes   [ + ]

1. (Cette dis­tinc­tion fait néan­moins débat, notam­ment chez Borges qui voit en cette dernière la source de toute poésie : “dans le lan­gage quo­ti­di­en nous dis­ons qu’un arbre pro­jette son ombre, non ? D’autre part, si nous don­nons au lan­gage son sens le plus générique, un moyen de com­mu­ni­ca­tion, la danse elle aus­si serait un lan­gage, une façon de com­mu­ni­quer avec les dieux et avec les hommes. Comme en out­re le rythme est sans doute essen­tiel à la nature humaine, il est prob­a­ble que la danse est l’art pre­mier, la base de tous les arts. Le lan­gage par­lé cor­re­spon­dant serait la poésie”. Voir BORGES, SABATO, Con­ver­sa­tions à Buenos Aires, 10x18, 2004.
2. “Quand nous voyons les let­tres, qui sont des signes mis là pour des sons de lan­gage, nous com­prenons aus­sitôt, en les regar­dant ce que nous lisons, sans avoir besoin d’entendre les sons ; et seuls le lecteur peu experts sont oblig­és de pronon­cer d’abord une à une les sonorités pour pou­voir com­pren­dre les mots. Mais ce qui en l’espèce est un manque d’exercice, devient dans la poésie le beau et le superbe, dès lors que celle-ci ne se con­tente pas delà com­préhen­sion abstraite et n’invoque pas les objets en nous unique­ment tels qu’ils se trou­vent dans notre mémoire sous la forme de pen­sée et d’universalité sans images, mais fait au con­traire venir à nous le con­cept dans son exis­tence, le genre dans une indi­vid­u­al­ité déter­minée.” Repris dans MARCHAL, Huges, La Poésie, Flam­mar­i­on, 2012.
3. J’emprunte ici à Bouchardon (2011) ses analy­ses sémio-rhé­toriques.
4. JACOB, Chris­t­ian, “Intro­duc­tion” dans JACOB Chris­t­ian, GIARD, Luce, Des Alexan­dries : du livre au texte, BnF, 2001, p. 15.
5. Jâhiz, 8ème-9ème s cité par ADONIS dans son Intro­duc­tion à la poé­tique arabe, Sind­bad, 1996.
6. BORGES, Nou­veaux dia­logues avec Osval­do Fer­rari, Pock­et, 1992.
7. ARNAUD, MACÉ, La Matière, Gar­nier Flam­mar­i­on, 1999.
8. Sur : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2447