Le chercheur comme artisan

Nous ne savons pas bien com­ment tra­vail­lent nos col­lègues, lorsqu’ils écrivent un arti­cle par exem­ple : quels instru­ments (gomme, post-it, logi­ciels, etc.) et quels sup­ports mobilisent-ils ? Com­ment rassem­blent-ils la matière col­lec­tée dans un ensem­ble épars de doc­u­ments ? Quelles trans­for­ma­tions subis­sent leurs écrits, du surligne­ment au texte envoyé à une revue ? Découpent-ils leur lieu de tra­vail en plusieurs zones où se dis­tribuent rationnelle­ment et affec­tive­ment les objets fam­i­liers, les instru­ments, les livres ? Il y a toutes les raisons de croire que ces proces­sus infimes sont déter­mi­nants dans la com­préhen­sion des savoirs.

Je sou­tiens que les arti­sans sont des vagabonds, des voyageurs, et que leurs com­pé­tences reposent sur leur capac­ité à entr­er dans le flux du devenir du monde et à suiv­re son cours en l’infléchissant selon les buts qu’ils pour­suiv­ent. (Tim Ingold, Faire — Anthro­polo­gie, Archéolo­gie, Art et Archi­tec­ture, Édi­tions Dehors, 2017, p.222)

De la même façon, le tra­vail con­ceptuel est rarement doc­u­men­té. Certes, nous évo­quons tou­jours a min­i­ma les con­cepts mobil­isés pour saisir une réal­ité sociale, matérielle, tech­nique. Mais cette con­vo­ca­tion est générale­ment nat­u­ral­isée, elle va de soi : tel con­cept trou­vé chez (ou conçu par) tel.l.e auteur.e servi­ra à étudi­er tel ter­rain. Rien n’est dit des erre­ments, des résis­tances, de la dif­fi­culté à approcher tel phénomène, du proces­sus d’a­juste­ment con­ceptuel. Rien n’est dit du tra­vail arti­sanal de la recherche. Car nous sommes des arti­sans : comme eux, nous affû­tons nos instru­ments, nous ten­tons de les faire cor­re­spon­dre avec le matéri­au tra­vail­lé, nous décou­vrons sou­vent, dans l’acte de l’écri­t­ure, dans le dia­logue qui s’est intime­ment instau­ré, ce que nous pen­sons, comme si le chercheur et le monde crois­saient l’un dans l’autre pour se fray­er une voie un peu plus sûre dans l’in­cer­tain.