Enquête ethnographique et jaillissement continu du “terrain”

À Patri­cia Per­rounoud

J’ai longtemps envié les anthro­po­logues ou les soci­o­logues capa­bles de dire : “je vais sur le ter­rain”. Il sem­ble exis­ter une réal­ité appelée “ter­rain”, qu’on pour­rait touch­er du doigt, dis­tincte de nos expéri­ences quo­ti­di­ennes. Je vis les choses d’une manière si éloignée que j’en viens à douter de mes com­pé­tences. Car le “ter­rain” n’est pas détach­able de mon ordi­naire ; c’est mon ordi­naire d’ho­mo­sex­uel racisé, fétichisé sur les appli­ca­tions de ren­con­tres dont je mène une auto-ethno­gra­phie. Pour moi, le “ter­rain” est donc une unité d’empiètement : comme les émo­tions, il passe, s’é­coule, remue ; il est aus­si grand et minus­cule que moi.

D’un point de vue méthodologique, uni­ver­si­taire, social, pro­fes­sion­nel, je com­prends néan­moins la néces­sité de par­ler ain­si du “ter­rain”. L’ex­er­ci­ce même de la prise de parole publique, dans des arti­cles ou des con­férences, oblige à le faire exis­ter d’une cer­taine manière, comme quelque chose dont on pour­rait se saisir, à par­tir duquel nous pour­rions présen­ter des résul­tats - des car­rières, des for­ma­tions en dépen­dent. Le “ter­rain” est aus­si l’ensem­ble des acteurs et des espaces qui le font fonc­tion­ner sous cette forme dom­i­nante, mais pas exclu­sive (il existe aujour­d’hui de nom­breuses recherch­es sen­si­bles, alter­na­tives, sur les “ter­rains”).

Car nous rêvons de nos ter­rains, ils s’in­vi­tent dans nos con­ver­sa­tions, ils nous tra­vail­lent émo­tion­nelle­ment. À quel prix pou­vons-nous ain­si délim­iter une zone du monde qui s’ap­pellerait “ter­rain” ? Au prix de ce que nous sommes (mais c’est par­fois néces­saire pour se pro­téger), notam­ment les uns pour les autres : des passe-murailles, des êtres en cir­cu­la­tion, qui ont la capac­ité de franchir les ordres du réel, de se rap­pel­er les uns aux autres, en dépit du temps et de l’e­space ; le ter­rain est ce qui ne s’ou­blie pas, qui ne m’ou­blie pas.

Depuis que je pra­tique la con­ver­sa­tion de soi (ou auto-hyp­nose), le ter­rain ne fait pas que se rap­pel­er à moi ; il jail­lit en per­ma­nence, comme la vie (Berg­son) ; il s’of­fre, se mon­tre, en dehors même de mes séances, en dor­mant, dis­cu­tant, mangeant. Quel statut don­ner à ces images, à ces petites sen­sa­tions qui m’ac­com­pa­g­nent en per­ma­nence, comme de petits dai­mones ? Car elles ne sont pas que des exten­sions de quelque chose que je pour­rais appel­er le “ter­rain” ; elles sont ce ter­rain même et, capricieuses, se moquent pas mal de nos savants découpages. Elles sont ce qui refuse de se taire, le monde qui croît secrète­ment en moi, dont j’ai l’oc­ca­sion d’être, un temps, une étape ; une halte. Com­ment devenir de bons hôtes de nos “ter­rains” ? Com­ment devenir soi-même ce dont nous par­lons, ce que nous vivons, en ces­sant de croire qu’ils ne sont pas déjà là, que nous n’y sommes pas un peu déjà ?