Angoisse de l’avenir, effondrement du monde…comment retrouver du désir ?

Une con­ver­sa­tion avec Mélodie Fau­ry sur twit­ter, pré­cieuse comme tou­jours :

Toutes les théories méréologiques (sys­témisme, con­nex­ion­nisme, acteur-réseau, écol­o­gisme et j’en passe), qui mon­trent com­ment nous sommes relié.e.s les un.e.s aux autres (humains, nature, matéri­aux, cel­lules, etc.), sont pré­cieuses, notam­ment lorsqu’elles passent à l’échelle macro, à l’échelle inter­na­tionale, pour mon­tr­er les con­séquences de nos petites actions, de nos petits arrange­ments, sur le monde, la planète, etc.

J’ob­serve cepen­dant, que ce soit chez mes étudiant.e.s ou mes ami.e.s, une démo­bil­i­sa­tion générale : nous sommes col­lec­tive­ment vic­times d’oblo­visme, à moins que nous ayons sauté sur cette occa­sion inespérée, cette excuse, pour étein­dre nos désirs, qui récla­ment du soin, de l’én­ergie, du courage, par­fois du sac­ri­fice.

Com­ment retrou­ver du désir, de “l’én­ergie” comme on dit, mal­gré cette com­préhen­sion sys­témique du monde (tout s’ef­fon­dre, tout va à vau-l’eau, sen­ti­ment d’im­puis­sance, etc.) ? Mélodie a testé avec ses étu­di­ants la dimen­sion locale de l’ac­tion : moins se deman­der ce que je peux faire glob­ale­ment qu’à mon niveau, de manière située, avec mes moyens, ensem­ble. D’autres, comme Lau­rence Allard, étu­di­ent les belles ini­tia­tives locales, nar­ra­tives, qui se dévelop­pent sur le web : les réc­its col­lec­tifs que nous con­stru­isons petit à petit pour juguler, domes­ti­quer ou partager l’an­goisse face à l’ef­fon­drement du monde, en dehors des grandes scènes médi­a­tiques qui nous dépos­sè­dent de notre expéri­ence.

De mon côté j’ex­plore depuis quelques semaines la notion de désir, extrême­ment tra­vail­lée en psy­ch­analyse et philoso­phie, de manière per­son­nelle et pra­tique, sans pass­er en revue — comme j’ai l’habi­tude de le faire — toute la lit­téra­ture sur le sujet. Seule la déf­i­ni­tion de Deleuze, pro­posée dans son Abécé­daire (D comme désir), m’in­téresse aujour­d’hui : “désir­er, c’est con­stru­ire un agence­ment” ; ce sont des ensem­bles que nous désirons. Ain­si d’une robe, d’une bois­son, d’un homme, d’une tasse, d’un café…nous désirons le paysage envelop­pé en eux, c’est-à-dire : des con­textes de vie, des sit­u­a­tions sociales, des gens aux­quels ren­voie l’ob­jet désiré. Tous les matins, je vais dans tel café, pas seule­ment pour y boire quelque chose, mais pour l’am­biance, la vue, son appar­te­nance à mon régime de valeurs (il est bio, com­merce équitable, etc.). Dans cette per­spec­tive, l’ob­jet désiré est métonymique : c’est une par­tie qui ren­voie à un tout.

L’a­van­tage d’une telle déf­i­ni­tion c’est qu’elle répond, de manière pos­i­tive voire joviale, à l’a­gence­ment macro décrit plus haut, au sys­témisme qui nous paral­yse : il est pos­si­ble de retrou­ver du désir, c’est-à-dire notre capac­ité d’ac­tion, grâce à l’ex­péri­men­ta­tion des agence­ments locaux. Deleuze dis­tingue 4 pro­priétés de ces agence­ments :

  • états de choses : objets, gens, con­fig­u­ra­tions qui se trou­vent dans une sit­u­a­tion (dans un café, les chais­es, leur dis­po­si­tion, ce qu’on sert à boire, les gens, etc.)
  • énon­cés : ce qu’on dit, une manière de par­ler, un style, un idi­olecte (on ne par­le pas de la même manière dans tous les cafés)
  • ter­ri­toires : des endroits, des zones où je me sens bien dans un espace don­né (au comp­toir, en ter­rasse, etc.)
  • proces­sus : des mou­ve­ments d’un point à un autre (je peux pass­er du comp­toir à la ter­rasse, expéri­menter une autre local­ité au sein du même café).

Per­son­nelle­ment, c’est sur le web que je teste les agence­ments du désir, qui se recon­fig­urent en per­ma­nence, à mesure que j’in­tè­gre un nou­v­el indi­vidu ou des groupes d’in­di­vidus dans mon cer­cle rela­tion­nel (twit­ter, Face­book, etc.) : j’es­saie de voir, de manière extrême­ment pra­tique, sen­si­ble, du point de vue de mes humeurs, ce que je vis ; je m’ob­serve comme un petit ani­mal pris dans un ensem­ble, en me bal­adant dans tel groupe, en tes­tant tel style énon­ci­atif, en définis­sant des zones de dis­cus­sions ou de repli, en iden­ti­fi­ant les acteurs et les ressources avec lesquels inter­ar­gir. Cette enquête me mène de plus en plus vers les ques­tions de genre, de fémin­isme, de sex­u­al­ité, de colo­nial­isme, de race, de poésie, de lit­téra­ture…

Ce n’est pas mirac­uleux ; tout est à la fois gîte et errance ; tout bouge en per­ma­nence. Mais un indi­ca­teur : les événe­ments et les gens qui m’af­fec­taient néga­tive­ment (m’éteignaient) ont moins d’emprise sur moi, peut-être parce que je m’ap­proche de mon désir, comme “l’o­live ser­rée con­tre l’ar­bre” (Y. Bon­nefoy). Cette énergie retrou­vée, certes fluc­tu­ante, je préfère la met­tre au ser­vice de ce qui compte, plutôt qu’à l’épuis­er dans la perte, la tristesse et l’an­goisse infinies.