Formes littéraires sur le web (1) la règle et l’attente

Tu ne me chercherais pas
si tu ne m’avais trou­vé”
(Pas­cal, Pen­sées)

La con­som­ma­tion est la hâte des imbé­ciles (…)
mais l’At­tente l’Elixir des Dieux -”
(Emi­ly Dick­in­son)

Il y aurait beau­coup à dire sur la lit­téra­ture de Gra­cia Bej­jani, la nar­ra­tion décen­trée et expres­sion­niste de son écri­t­ure-vidéo, son rap­port div­ina­toire aux signes où le monde, orig­inelle­ment trou­vé, ne cesse d’être recher­ché — jamais traqué — dans cha­cune de ses man­i­fes­ta­tions : ciel, linge, pain.

Ses séries pho­tographiques illus­trent cette orches­tra­tion de la fuite : le monde est tou­jours devant, il s’or­gan­ise et s’assem­ble pro­vi­soire­ment pour retarder son élu­ci­da­tion ; recon­nu, il fond. On peut com­pren­dre un tel proces­sus à par­tir de la notion de règle.

Une règle désigne un ensem­ble d’in­struc­tions don­nées et appris­es qui con­di­tion­nent (sans la déter­min­er) l’ac­tion et éclairent le con­texte dans lequel agir1Ma déf­i­ni­tion est large­ment inspirée de la philoso­phie de Wittgen­stein.. Ain­si, nous avons pro­gres­sive­ment appris à nous diriger vers ce vers quoi pointe une flèche et à nous y diriger en respec­tant un pro­to­cole social (une flèche sur un pan­neau pointe vers la sor­tie mais je respecte la file avant de sor­tir). Par con­séquent, pour faire la démon­stra­tion que nous savons suiv­re une règle, nous devons, plus glob­ale­ment, mon­tr­er que nous maîtrisons son con­texte d’ac­tion.

Dans sa série “se reli­er sans se renier”, Gra­cia Bej­jani pro­pose bien un ensem­ble d’in­struc­tions : chaque pho­togra­phie s’in­scrit dans une suite ; elles s’é­clairent mutuelle­ment, font retour les unes sur les autres sans se citer, pour con­stituer une vue syn­op­tique de la légende, dont chaque esquisse con­stitue la man­i­fes­ta­tion. La règle s’in­tè­gre pro­gres­sive­ment (s’ap­prend), dans une rela­tion d’oscil­la­tion entre le texte et l’im­age : l’in­ter­pré­ta­tion est alors dynamique ; je cherche dans l’im­age ce à quoi peut bien cor­re­spon­dre la légende. En pas­sant à la sec­onde puis la troisième pho­togra­phie (voir ci-dessus), l’in­ter­pré­ta­tion est plus rapi­de, pour ne pas dire immédiate2Cette affir­ma­tion mérit­erait évidem­ment d’être testée sur plusieurs per­son­nes, dont les com­pé­tences inter­pré­ta­tives dif­fèr­eraient. C’est la lim­ite de ce bil­let. : maîtrisant mieux le jeu, je sais d’au­tant mieux m’y pren­dre ; j’i­den­ti­fie soit un élé­ment sail­lant, dis­so­nant, dans un ensem­ble plus vaste (la chèvre noire), soit un ensem­ble séparé.

Ce jeu, pro­gres­sive­ment inté­gré, appris, par une gamme de gestes et d’allers-retours com­parés, per­met de faire émerg­er des oscil­la­tions moins intu­itives entre le texte et l’im­age, comme cette table de cor­re­spon­dance alphabé­tique qui clôt la série “se reli­er sans se renier” :

Si elle est élu­cid­able, c’est pré­cisé­ment parce que j’ai suivi l’ensem­ble de la démon­stra­tion, jour après jour, à par­tir des pre­miers exem­ples : je me suis déplacé, trans­for­mé, avec la règle ; le monde est tou­jours ici et déjà ailleurs. Ain­si, la règle élu­cide en même temps qu’elle obscurcit : elle est ce par quoi l’énigme advient et se réduit ; elle rat­i­fie et déplace dans le même mou­ve­ment, à mesure qu’elle char­rie et trou­ve sur son pas­sage les élé­ments cen­sés l’ex­pliciter et répon­dre à ses critères. C’est tout le para­doxe de ce type de règle : elle tran­scende les objets qu’elle regroupe et ne se décou­vre qu’en les égrenant. La caté­gorie s’é­tend avec les élé­ments qui ser­vent à la définir et dont ils doivent pour­tant se réclamer pour exis­ter comme telle.

La dernière pho­togra­phie de la série tient au mou­ve­ment de ce para­doxe et à une tau­tolo­gie : je ne trou­ve ce que je cherche qu’en cher­chant ce que je trou­ve ; je sais ce que je cherche en le cher­chant. Non que le monde se don­nerait, s’of­frirait, comme s’il suff­i­sait de le cueil­lir pour le voir : il appa­raît pro­gres­sive­ment, dans l’in­struc­tion que je me suis don­née, grâce à laque­lle j’i­den­ti­fie un ensem­ble d’élé­ments sup­posés lui cor­re­spon­dre et à par­tir desquels l’in­struc­tion elle-même s’ac­croît et rétréc­it dans le même mou­ve­ment. C’est pourquoi le monde de Gra­cia Bej­jani appa­raît et fuit en même temps.

Certes, je peux venir après coup, regarder la série dans sa glob­al­ité, une fois qu’elle a été pub­liée et dans n’im­porte quel ordre : l’in­com­plé­tude des règles, leur inca­pac­ité à mod­élis­er l’ensem­ble des actions, à les prévoir, est la con­di­tion même de notre lib­erté. Mais je man­querais l’essen­tiel. Car la série est une expéri­ence de con­ver­sion : c’est une petite sec­ousse (les arabes par­lent de fit­na3Jamel Eddine Bencheikh, Failles fer­tiles du poèmes, Tara­buste, 2000.), une petite piqûre qui, même mod­este (ou plutôt : parce qu’elle est mod­este), me mod­i­fie, d’au­tant plus durable­ment qu’elle n’a a pri­ori lais­sé aucune trace. Ain­si, maîtris­er le con­texte d’ac­tion de cette petite règle (“se reli­er sans se renier”), au-delà des gestes tech­niques et inter­pré­tat­ifs, c’est accepter de faire l’ex­péri­ence d’une pub­li­ca­tion ponctuelle, sans qu’elle ne soit elle-même atten­due comme une série télévi­suelle et sans l’e­spoir d’une réso­lu­tion — car le monde est un mou­ve­ment fixe qui ne se donne qu’en se détachant.

Notes   [ + ]

1. Ma déf­i­ni­tion est large­ment inspirée de la philoso­phie de Wittgen­stein.
2. Cette affir­ma­tion mérit­erait évidem­ment d’être testée sur plusieurs per­son­nes, dont les com­pé­tences inter­pré­ta­tives dif­fèr­eraient. C’est la lim­ite de ce bil­let.
3. Jamel Eddine Bencheikh, Failles fer­tiles du poèmes, Tara­buste, 2000.