Les rythmes d’un repas

(Tan­zanie, été 2012)

L’in­térêt d’un rythme com­mun se mesure d’au­tant mieux dans les repas. On peut le véri­fi­er avec les buf­fets où les organ­i­sa­tions, les gestes et les procé­dures par­ti­c­ulières qu’ils ren­dent pos­si­bles désta­bilisent l’or­dre et les règles néces­saires à la con­sti­tu­tion d’un groupe soudé.

L’ap­pel manque d’abord : per­son­ne n’est offi­cielle­ment aver­ti d’un com­mence­ment comme son lieu se partage entre deux endroits (la table et le buf­fet). Les mou­ve­ments inces­sants pour com­pos­er les assi­ettes frag­ilisent les pos­si­bil­ités d’un temps et d’un espace com­muns qu’im­posent générale­ment une urgence (“Vite, ça va refroidir”) et une autorité (celle du cuisinier).

Aus­si ne mange-t-on pas ensem­ble mais côte à côte, comme une somme d’in­di­vid­u­al­ités qui n’au­ront jamais fait que se crois­er et qui, à défaut de pou­voir dia­loguer et échang­er (elles ne par­lent même pas), obser­vent com­ment, à par­tir des mêmes ali­ments, cha­cune est par­v­enue à assem­bler puis à con­fec­tion­ner des assi­ettes uniques (la “belle assi­ette”), sou­vent improb­a­bles (les desserts peu­vent cohab­iter avec les plats), ou à remon­ter dans leurs filets des tré­sors man­qués (“Mais où tu as trou­vé ça ?”).

Il y a cepen­dant bien des avan­tages aux buf­fets-pique-nique (qui délient les corps et activent la marche rêveuse) ou aux buf­fets-chez-soi (qui cassent la linéar­ité du repas, assurent la cir­cu­lar­ité des dis­cus­sions, per­me­t­tent de com­pos­er des nids-assi­ettes devant lesquels on aime se recro­queviller et se tor­dre pour par­ler, sur une chaise, à un voisin).

Ce n’est pas tant le buf­fet qui pose prob­lème que ceux des restau­rants qui intro­duisent des inco­hérences, à la fois dans les rythmes (néces­saires pour racon­ter une his­toire effi­cace, par exem­ple), dans les statuts (en nous ser­vant tous, le cuisinier — ce “maître de céré­monie” — dis­tribuait, rap­pelait et recon­nais­sait aus­si les rôles de cha­cun) et dans des opéra­tions apparem­ment con­nues (choisir un emplace­ment, s’asseoir, com­man­der, atten­dre, etc.) subite­ment rem­placées par d’autres (se lever, se déplac­er, se cogn­er, etc.), alors même que le lieu (le restau­rant) con­tin­ue de con­vo­quer le déco­rum et la mémoire des pre­mières (c’est la rai­son pour laque­lle on entend par­fois : “Pourquoi vous ne m’avez pas atten­du pour com­mencer ?” : cas d’at­tri­bu­tion légitime d’un code à un espace visuel qui en requiert pour­tant un autre).

Tout fonc­tionne comme si ces insta­bil­ités n’avaient pas été déjouées ou, du moins, suff­isam­ment anticipées, pour décharg­er le corps et l’at­ten­tion d’une énergie qu’ils auraient pu réin­ve­stir dans des opéra­tions plus créa­tives (racon­ter, se taquin­er, rire, débat­tre, etc.).

Cha­cun décou­vre alors, dans ses frus­tra­tions et ses obser­va­tions spon­tanées (“On mange tous dans notre coin…”), la valeur rit­uelle d’un repas, peut-être même les siè­cles de lentes cod­i­fi­ca­tions qui ont été néces­saires pour par­venir à un par­fait équili­bre entre les gestes, les rythmes, les organ­i­sa­tions indi­vidu­elles et la part de com­mu­nion, indis­pens­able, qui nous élève au-dessus de nous-mêmes.