Formes littéraires (2) : l’indétermination de l’expérience et la précarité du réel

Dans cette série de por­traits (“La recon­nais­sance comme thème de recherche”), il ne s’ag­it que de vague : com­ment les formes per­cep­tives nous vien­nent, se déter­mi­nent et s’indéter­mi­nent au même moment (voir le por­trait 1 sur Gra­cia Bej­jani). Notre monde est pro­vi­soire­ment sta­ble : les caté­gories dont nous nous ser­vons pour le qual­i­fi­er (“oiseau”, “homme”, “arbre”, etc.) et nous ori­en­ter bougent, font l’ob­jet de luttes ou de négo­ci­a­tions per­ma­nentes, témoignent de la vital­ité de nos usages lan­gagiers, mal­gré leur fix­a­tion néces­saire ; il faut bien com­mu­ni­quer.

Les écrivains, les poètes, y par­ticipent salu­taire­ment. Chez Arnaud Maiset­ti, le réel est l’é­trangeté retrou­vée dans l’or­di­naire ; c’est pourquoi la caté­gori­sa­tion fait l’ob­jet d’un tra­vail con­tinu de cadrages et de décadrages, d’estom­page gradu­el de l’e­space famil­ière­ment perçu.

Dans “la prise de la ville”, par exem­ple, l’ex­péri­ence du sujet s’or­gan­ise à par­tir d’une énon­ci­a­tion, d’un espace, d’un temps pré­cisé­ment iden­ti­fiés (“C’é­tait il y a deux ans”, “Je me tourne”, “Je ren­tre dans les cafés et tou­jours je demande”), qui ne lais­sent a pri­ori pas de place à une inter­pré­ta­tion de type dynamique ou ambigüe. Les seuils médi­a­tiques (url, nom d’au­teur, date, lien, som­maire, etc.), soit l’e­space tech­nique et dis­cur­sif dans lequel s’in­scrit le texte, créent un “cadre pri­maire” (Goff­man), c’est-à-dire une sit­u­a­tion famil­ière. Ain­si, pour peu que nous ne con­nais­sions pas les car­nets d’écrivains du web, nous nous atten­dons (qui est ce nous ?) à trou­ver un écrit de type auto­bi­ographique.

Mais si l’écri­t­ure crée une présence, où se déploie immé­di­ate­ment le champ per­cep­tif, c’est pour mieux s’ou­vrir à l’indéter­mi­na­tion du monde, qui ne se laisse saisir qu’en s’échap­pant, comme si le réel était tou­jours pré­caire, obtenu pro­vi­soire­ment. Très vite, une série d’embrayages assure la sor­tie du sujet du cadre pri­maire : peu à peu, le dis­cours glisse vers le réc­it, grâce à des seuils d’altéra­tion où, de proche en proche, petit à petit, le présent d’énon­ci­a­tion, celui du témoignage, passe alter­na­tive­ment le relais à un temps immo­bile, duratif.

À l’endroit pré­cis, ici, où la ville pui­sait ses forces, où elle se chargeait en énergie, pas­saient les hommes et roulaient leurs voitures, indif­férentes et dociles, féro­ces et aveu­gles ; la ville pui­sait ses forces, elle aus­si indif­férente et docile, mais plus féroce encore, et chaque sec­onde plus chargée en énergie par le flux intariss­able du flux. La ville pui­sait ses forces.

C’est que la sit­u­a­tion décrite est com­mune à toutes nos villes : la prise élec­trique devient l’élé­ment métonymique de l’én­ergie, de la vital­ité lit­téraire (cita­tion de Bre­ton en exer­gue), mais égale­ment de la repro­ductibil­ité, de l’ad­min­is­tra­tion, des forces rou­tinières et con­tin­ues de nos exis­tences. Débranch­er cette prise revient à assiéger la ville, au sens lit­téral du terme : c’est pourquoi le titre (“La prise de la ville”) est à pren­dre au pied de la let­tre, même si le réc­it se veut par moments éti­ologique.

Quête illu­soire évidem­ment : la ville n’est pas plus dans la prise qu’elle n’est dans la ville ; la prise est le fan­tasme d’une orig­ine, d’un point dont on pour­rait enfin se saisir, où com­mencerait quelque chose qui s’ap­pelle “ville”. Les dif­férents plans de la série pho­tographique matéri­alisent cette recherche (cette enquête, au sens prag­ma­tiste du terme) dont le réc­it, à tra­vers ses embrayages-débrayages, cadrages-décadrages, con­stitue le demi-échec ou l’en­tre­prise impos­si­ble : car la ville — comme Dieu — “est une sphère infinie dont le cen­tre est partout, la cir­con­férence nulle part.” (Pas­cal)

Ain­si l’ex­péri­ence est-elle sou­vent avortée, indéter­minée chez Arnaud Maïset­ti  : elle ne con­stitue pas “une tra­ver­sée qui définit celui qui la subit”1Entrée “expéri­ence” dans Albert Ogien et Louis Quéré, Le Vocab­u­laire de la soci­olo­gie de l’ac­tion, Ellipses, 2005. Voir égale­ment l’ar­ti­cle “Expéri­ence” dans L’In­ter­pré­ta­tion : un dic­tio­n­naire philosophique, Vrin, 2015. : il n’y a pas de “fitna”2Chez les arabes la “fit­na” ren­voie à un petit ébran­le­ment de l’être : une petite sec­ousse. Voir Jamel Eddine Bencheikh, Failles fer­tiles du poèmes, Tara­buste, 2000., pas de petite sec­ousse, ni d’épiphanie ni de révéla­tion ; il y a des signes mais pas de croix. L’ex­péri­ence et son indéter­mi­na­tion sont l’ob­jet même du réc­it lit­téraire.

Nous pour­rions la pos­er en ces ter­mes : que pou­vons-nous saisir du monde si les con­nex­ions qui nous ser­vent à l’ap­préhen­der comme une total­ité sont défail­lantes, ou man­quantes ? Autrement dit : pou­vons-nous seule­ment accéder au monde ? Qu’est-ce qui nous est don­né ? Com­ment pour­rait-il seule­ment faire sens ? “Pour couper les ailes de l’aigle” illus­tre bien l’am­bi­gu­i­té ou la dif­fi­culté du pro­jet : un oiseau appa­raît sur une pho­togra­phie, qui avait ini­tiale­ment échap­pé au regard du pho­tographe. Mais que révèle l’ob­jet tech­nique : de quelle révéla­tion est-il capa­ble ? L’im­age, le plus sou­vent péremp­toire (elle assène sa vérité : “ceci existe” ou “a existé”), est l’oc­ca­sion d’une médi­ta­tion sur ce qu’elle rend vis­i­ble : l’oiseau ou son échappe­ment ? Loin de man­i­fester une absence, le signe crée en fait une autre présence3Louis Marin, Le Por­trait du roi, Minu­it, Édi­tions de Minu­it, 1981. : celle d’une écri­t­ure qui en estompe les con­tours, à mesure qu’elle en pré­cise la nature.

Notes   [ + ]

1. Entrée “expéri­ence” dans Albert Ogien et Louis Quéré, Le Vocab­u­laire de la soci­olo­gie de l’ac­tion, Ellipses, 2005. Voir égale­ment l’ar­ti­cle “Expéri­ence” dans L’In­ter­pré­ta­tion : un dic­tio­n­naire philosophique, Vrin, 2015.
2. Chez les arabes la “fit­na” ren­voie à un petit ébran­le­ment de l’être : une petite sec­ousse. Voir Jamel Eddine Bencheikh, Failles fer­tiles du poèmes, Tara­buste, 2000.
3. Louis Marin, Le Por­trait du roi, Minu­it, Édi­tions de Minu­it, 1981.